Qui ose vaincra
La
convocation est parvenue à l’état-major, tard dans la soirée de la veille, sous
forme d’un coup de téléphone sec, sans autre commentaire.
L’huissier a juste le
temps de débarrasser l’officier général de sa capote ; la porte du bureau
ministériel s’ouvre, Churchill fait lui-même entrer Nye dans le bureau enfumé. Il
mâche son éternel cigare. Il désigne à Nye le fauteuil-club redouté ; le
général a l’habitude ; enfoncé dans le vaste siège, il va subir la ronde
du lion qui va tourner autour de lui. Il va se dévisser la tête pour suivre les
mouvements du chef du gouvernement. L’odeur insupportable des cigares successifs
consumés depuis l’aube va l’écœurer à cette heure matinale. D’autre part, il
est évident que Churchill traverse une de ses périodes de fureur froide dont le
général va affronter les effets.
Sans la moindre formule
préalable, le Premier ministre aboie :
« Auchinleck se
fout de moi ! »
Par prudence, Nye ne
bronche pas. Il laisse poursuivre son chef :
« Je l’ai convoqué,
il a fait état d’affaires urgentes pour repousser son voyage. Je le presse de
passer à l’offensive, il réclame quatre mois. Ce qui signifie que pendant
quatre mois, sept cent mille hommes vont prolonger leurs vacances au soleil du
Moyen-Orient. Ce qui signifie surtout que l’ennemi va intensifier son blocus de
Malte. Si après la Crète nous perdons Malte, les Allemands vont contrôler la
Méditerranée. Inutile d’épiloguer sur les conséquences.
— Qu’attendez-vous
de moi, monsieur le Premier ministre ?
— Vous allez gagner
Le Caire, convaincre Auchinleck. Stafford Cripps vous y rejoindra ou vous y
précédera. Je lui ai fait câbler aux Indes.
— Pensez-vous que
nos pressions soient suffisamment convaincantes pour faire revenir le général Auchinleck
sur la stratégie qu’il a élaborée, et dont il pense être le seul juge ?
— Ce sont mes
ordres, Nye. Assurer le ravitaillement de Malte ! Qu’il agisse comme il l’entend,
mais que les convois passent ! Malte, et rien d’autre. L’issue de la
guerre peut en dépendre. »
Près de trois mois se
sont écoulés depuis que Churchill a envoyé ses ambassadeurs au Caire, mais la situation
n’a pas évolué. Malte est maintenant dans une position catastrophique. Asphyxiée
par le blocus allemand, l’île est sur le point de succomber à la famine. Le 2
juin 1942, dix-sept transports de fort tonnage sont rassemblés dans le port d’Alexandrie,
ils constituent la seule chance de survie pour les insulaires maltais. Un
télégramme impératif de Churchill ordonne leur passage, coûte que coûte, menace
Auchinleck de le relever de son commandement en cas d’échec.
Le ventilateur géant du
bureau d’Auchinleck brasse l’air suffocant. L’état-major n’est qu’une vaste fournaise.
Le général en chef transpire. Les verres d’eau minérale qu’il ingurgite semblent
perler instantanément sur sa peau moite. Ses deux officiers d’état-major
paraissent aussi incommodés. Face à eux, dans un fauteuil de bois, David Stirling
souffre moins ; son cerveau enregistre, attentif, les doléances de son
chef. Simultanément il élabore un plan. Lorsque, calme et souriant, il déclare :
« Je pense que c’est réalisable… », l’atmosphère se détend. Les
officiers supérieurs le dévisagent, reconnaissants. En une minute il est devenu
l’homme le plus important du Moyen-Orient.
« Il faut me
laisser carte blanche, messieurs. Je vais répartir mon effectif en huit groupes
de commando. Je vais, le même jour, à la même heure, attaquer tous les
aérodromes ennemis sur lesquels des appareils sont susceptibles de prendre l’air.
— Vous pensez
sérieusement que c’est possible, Stirling ?,
— Dois-je vous
rappeler notre devise, monsieur ? « Qui ose vaincra. »
L’agitation règne enfin
au camp de Kabret. Depuis le retour de Stirling tous ont compris qu’une
opération d’envergure se prépare. Pour les Français, ce sera la première. Stirling,
quatre officiers britanniques, Bergé et deux officiers français nouvellement
affectés, le lieutenant Jordan et l’aspirant Zirnheld, ont passé la nuit sous
la tente de commandement.
Dans la journée du 4
juin, tous les parachutistes anglais et français (une centaine d’hommes) sont
convoqués par groupes de cinq ou six. Ils restent une petite heure sous la
tente de Stirling, en sortent
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