Qui ose vaincra
l’enceinte du camp S.A.S. Fourbus, sales, épuisés, les hommes
sautent mollement des véhicules. La curiosité ne supplante pas leur fatigue ;
ils s’affalent, indifférents, à l’ombre des camions.
À Port-Saïd, Bergé s’est
rasé et s’est lavé. Il a revêtu sa tenue la plus présentable. Il marche sous le
soleil ardent à la rencontre d’un géant nonchalant qui s’avance vers lui. Stirling
soulève à peine le bras pour poser sa main gauche sur l’épaule de Bergé. Il est
souriant, accueillant.
« Vous êtes le
capitaine Bergé ? Content de vous recevoir, vous et vos bloody frogs (grenouilles sanglantes). Je suis David Stirling. J’ai donné les instructions
concernant votre installation. Détendez-vous, et rejoignez-moi à ma tente dans
une heure. »
Un grand sergent
rassemble les Français. Il lâche un coup de sifflet strident entre ses dents, sans
se servir de ses doigts, et hurle :
« All
right, bloody frogs ! Follow me ! » Bergé l’interpelle en
anglais : « Sergent ?
— Yes, sir, répond
le sous-officier en se figeant…
— Je ne suis ici
que depuis cinq minutes et ça fait la seconde fois que j’entends mes hommes
désignés sous le sobriquet de bloody frogs. Quelle est l’origine de
cette étiquette ?
— C’est le capitaine
Stirling, sir. Depuis que nous vous attendons, il vous appelle comme ça.
Il adore les appellations fantaisistes et les plaisanteries. N’y voyez aucun
manque de respect. Vous savez bien que, pour nous, tous les Français sont des
grenouilles ; pour le sang, je pense que c’est une allusion à celui des
Australiens que vos hommes ont répandu partout où ils sont passés. J’ai
moi-même lu ça dans les rapports vous concernant. Dans un sens, c’est plutôt
flatteur, sir. »
Tassé dans un fauteuil d’osier,
un verre de remarquable whisky en main, Bergé songe que ses rapports avec
Stirling seront meilleurs s’ils s’échangent assis : le capitaine anglais
doit mesurer près de deux mètres.
« Vous paraissez
confortablement installé, constate Bergé. Je ne m’attendais pas à trouver un
tel luxe au milieu du désert. Le Grand Quartier Général vous couve. »
Stirling sourit.
« Mon vieux, le G.Q.G.
nous méprise, nous considère comme une bande de farfelus inconscients, moitié
têtes brûlées, moitié bandits, mais incapables à part entière. Il nous refuse
tout ; alors, on se démerde. Les meubles, les lits, la vaisselle proviennent
de commandos chez nos voisins. C’est du pillage, mais ça entretient le moral et
l’habileté des hommes. Nos meilleurs clients sont les Néo-Zélandais, ils sont
gavés de tout.
— Eh bien, vous ne
semblez pas mieux cotés que nous.
— J’ai deux alliés.
D’abord le général Ritchies : depuis le début il a compris et admis l’utilité
de l’arme que j’ai créée, et croyez-moi ça lui a valu bien des tracas. Néanmoins,
il a fini par rallier à notre cause le général Auchinleck.
— C’est le
commandant en chef’ ?
— Ce n’est que le commandant en chef. Personne n’est tout puissant, face à la diversité des
unités stationnées au Moyen-Orient.
— Vous avez
pourtant réussi partiellement plusieurs actions de commando périlleuses.
— Ça n’a rien
changé. Manque de spectacle, manque de publicité, mais ne dramatisons pas trop,
Bergé. Je reste persuadé que dans un avenir très proche ils vont se rendre
compte de nos possibilités.
— En attendant ?
— En attendant :
instruction, entraînement. C’est le seul procédé pour tenir les hommes. Quand
ils rentrent d’une marche de cinquante kilomètres, chargés de vingt-cinq kilos
à travers le désert, ils sont d’un calme serein. Même topo pour les vôtres
jusqu’à nouvel ordre…
— Pas tout à fait, soupire
Bergé. Les miens n’ont pas encore eu la chance de tâter du Boche. »
Stirling se lève, déployant
son immense taille :
« Ne vous en faites
pas, mon vieux. Quelqu’un a dit que la chance était le dieu des commandos. Avec
un peu de veine, vos bloody frogs vont pouvoir faire couler un autre
sang que celui des Australiens… »
8
10, Downing Street, 15
mars 1942. Le général Nye, sous-chef d’état-major, répond, indifférent, au
salut de l’intendant de police qui lui ouvre respectueusement la porte discrète.
Il est 9 h 55. Sa rencontre avec le Premier ministre est prévue pour
10 heures.
Nye n’est pas à l’aise.
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