Qui ose vaincra
leur fournissent la gnôle, un peu de lait et
quelques œufs qu’ils troquent contre du sucre, du chocolat et du tabac.
Aloïs se rassoit à son
poste, essuie ses jumelles à l’aide d’un mouchoir crasseux. Sans enthousiasme, il
observe le panorama inondé par le clair de lune, puis il laisse reposer ses
jumelles sur sa panse, saisit la nouvelle bouteille et ingurgite une rasade. De
nouveau il s’assoupit.
Le bourdonnement
régulier de l’avion qui s’approche volant très bas ne le sort pas de sa torpeur.
Il est sur le point de s’endormir lourdement lorsqu’il sursaute. C’est la
cassure dans le rythme des moteurs qui lui rend instantanément tous ses esprits.
Il a l’impression que les moteurs ont brusquement stoppé, puis il réalise qu’ils
tournent toujours, mais à une cadence très lente. Aloïs n’y comprend rien ;
il sort, dévore le ciel des yeux, cherche à apercevoir l’appareil, n’y parvient
pas. Il baisse son regard. Alors il pense qu’il rêve. À peine à quelques
centaines de mètres de lui, les corolles géantes de sept parachutes se balancent
mollement dans la nuit. Aloïs ne les compte pas, il est persuadé qu’il en a vu
une centaine ; il se précipite à l’intérieur du moulin, secoue ses
compagnons, hurle :
« Les parachutistes !
Des centaines ! Peut-être des milliers ! C’est l’invasion ! Réveillez-vous,
c’est l’invasion ! »
Frammler et Meiners ont
le réveil ardu. Ils ne comprennent rien aux vociférations exaltées d’Aloïs. Eux
aussi se sont endormis abrutis par l’alcool ; ils font le même geste, celui
de fixer à leurs oreilles les amplificateurs individuels à piles grâce auxquels
ils parviennent à percevoir les sons presque normalement.
« Calme-toi, Aloïs,
qu’est-ce que tu racontes ?
— Les parachutistes !
Tout près de nous ! Je les ai vus tomber ! Des milliers. C’est l’invasion. »
Frammler se lève, enfile
un pantalon aux larges bretelles, passe l’inspection des bouteilles de calvados,
constate la quantité d’alcool absorbée par Aloïs et lance dans un rire énorme :
« Schnaps !
Fallschirm
— Jaeger !
Calvados !
Paratroop. »
Le rire de Frammler fait
écho ; assis sur son lit, en caleçon, Meiners se tape sur la cuisse en
répétant bêtement « Schnaps ! Fallschirm-Jaeger ! Calvados !
Paratroop ! »
Aloïs saisit Frammler
par le bras, le tire à l’extérieur sur le seuil de la porte. La nuit est fluide,
sereine, claire. Une légère brise souffle de la mer, mêlant le parfum iodé du
large à celui dégagé par l’humus de la lande. Le silence est absolu, il n’y a
pas le moindre mouvement suspect. Aloïs lui-même semble sidéré par le calme ;
pourtant il est sûr de ne pas avoir été la victime d’une hallucination.
Frammler rentre
tranquillement, se saisit de la bouteille de calvados, la range dans le placard
qu’il ferme à clé. Il glisse la clé sous l’oreiller de son lit de camp et s’allonge,
indifférent.
Aloïs fulmine. Rageusement,
il tourne la manivelle du téléphone de campagne et décroche l’appareil.
« Tu fais une
connerie, Aloïs ! lui lance Frammler.
Si on découvre que tu te
soûles la gueule pendant la garde, on va te muter et ne compte pas sur nous
pour te soutenir. On t’aura prévenu. »
À moins de deux
kilomètres, au camp provisoire des « Cosaques », la sentinelle ne
comprend rien au flot guttural de sons précipités qui fait résonner l’écouteur.
Malgré son uniforme, l’homme ne parle pas un seul mot d’allemand. Il éprouve
suffisamment de difficultés à s’exprimer dans sa langue natale, le russe. Pourtant
d’après le ton angoissé, l’insistance brutale d’Aloïs, la sentinelle décide de
prendre la responsabilité d’aviser le lieutenant.
Le sous-lieutenant
Hermann Hass a le réveil agressif. Du plat de la main, il a violemment repoussé
le Russe qui agitait son épaule. L’homme a failli tomber. Il a reculé de trois
mètres sans s’émouvoir du geste de l’officier. Il fait des signes grotesques de
la main, fait comprendre qu’il s’agit du téléphone. Hass se lève – en
campagne il dort toujours habillé – et sort de la tente. En passant il crache
au pied du Russe.
Hass hait et méprise la
troupe dont on lui a confié le commandement. Il fait partie de la 343 e division d’infanterie dépendant du 25 e corps d’armée. La division a
fourni une trentaine d’officiers qui ont
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