Qui ose vaincra
la porte,
Fahrmbacher se laisse
tomber sur son fauteuil ; son visage reflète une profonde lassitude. Il
prend Gebhardt à témoin :
« Qui a raison, lieutenant ?
Depuis le début je me suis donné corps et âme au régime auquel je croyais comme
on croit en la Bible. Aujourd’hui, le régime se laisse glisser dangereusement
dans les mains de ces petits maquereaux qui prolifèrent comme des rats, se
permettent de venir insulter un général de corps d’armée jusque dans son bureau.
Avant votre arrivée, il entendait me dicter des ordres. Il m’a presque traité
de couard parce que je ne lançais pas l’infanterie à l’assaut de Saint-Marcel, ce
qui équivaudrait à envoyer un bon millier des nôtres à une mort certaine. Je m’y
refuse. J’ai réclamé des blindés. Ils peuvent être ici dans cinq jours. Jusque-là
je ne bougerai pas.
« Nous anéantirons Saint-Marcel
le 20 juin.
25
Par le même parachutage
que le commandant Bourgoin, deux étrangers avaient sauté sur Saint-Marcel. Deux
officiers de même grade (commandant), pourvus de la même mission : observateurs.
L’un était le major Cyr, il appartenait à l’armée des États-Unis ; l’autre,
le major Smith, représentait l’armée britannique.
Avant leur mission, ils
ne se connaissaient pas. Par un curieux hasard, ils avaient un point commun (c’était
bien le seul) : tous deux portaient des lorgnons. Cyr, l’Américain, troquait
ses binocles pour des verres de contact dans les grandes circonstances (son
parachutage ou l’imminence d’un coup dur). Smith ne quittait jamais le
pince-nez cerclé d’or qui pendait à son cou par un ruban noir et qu’il
rajustait en toutes circonstances.
Long, maigre, chauve et
distingué, le major britannique était amoureux fou de son personnage, pourtant
bien classique, de l’officier anglais flegmatique pour lequel deux choses
semblent primer inexorablement : l’humour et la tradition.
Depuis son arrivée, il
parcourait le camp dans un uniforme immaculé, une badine sous le bras. Il s’arrêtait
fréquemment auprès des groupes de partisans, ajustant ses lorgnons, et il dévisageait
les soldats de fortune, affectant un dédain horrifié. Pourtant il ne pouvait
dissimuler la sympathie et l’admiration que lui inspiraient les jeunes garçons.
Après ses brèves inspections, il levait les yeux au ciel et marmonnait :
« Gracious God !
(Dieu gracieux ! ) »
Les partisans étaient
littéralement subjugués par la personnalité de l’officier. Pour eux c’était
nouveau, ils voyaient l’ensemble de l’armée britannique à son image, ils
étaient admiratifs et amusés par les trouvailles quotidiennes de Smith.
Le 16 juin, deux heures
après le survol du camp retranché par l’avion d’observation allemand, Bourgoin
aperçoit par la fenêtre de la ferme un rassemblement insolite. Il demande à
Marienne de se renseigner. Marienne, respectueux des traditions militaires, se
décharge sur un caporal-chef qui passe. Le parachutiste revient très vite,
goguenard :
« C’est le rosbif, il
prend un bain, mon lieutenant. Vous devriez aller voir ça. C’est pas à louper.
– Le major Smith,
traduit Marienne à l’intention du Manchot.
–’Ça tombe bien réplique
Bourgoin. Je voulais le voir, ça nous changera les idées. Allons assister au
spectacle.
« Quant à toi,
ajoute-t-il se tournant vers le caporal, tâche de montrer un peu plus de
respect quand tu parles d’un officier supérieur, fût-il anglais. »
Le caporal bafouille :
« Excusez-moi, mon
commandant, je vous avais pas vu.
– Belle excuse ! Tu es
bien le genre de gus à m’appeler le « Manchot » derrière mon dos. »
Le caporal simule
grossièrement la répugnance à cette idée. Il semble carrément outré qu’une
telle pensée ait pu traverser l’esprit de son chef.
« Oh ! ça non,
mon commandant ! J’oserais jamais », ment-il effrontément.
Le caporal avait raison.
Le spectacle vaut le déplacement. Le major Smith est plié dans un immense
baquet dont les partisans réchauffent le contenu, se passant à la chaîne des
seaux d’eau fumante ; une épaisse crème mousseuse s’est amalgamée sur la
poitrine de l’officier, déborde du baquet autour duquel elle forme une écume
diaphane qui scintille au soleil. Un partisan frotte vigoureusement le dos de l’Anglais
à l’aide d’un gant de crin de fortune ; un second tient devant lui un
rapport dont
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