Qui ose vaincra
il tourne les pages. Le binocle du major Smith est posé bien droit
sur son arête nasale.
Bourgoin sourit. Marienne
rit carrément. Le Manchot jette un regard circulaire et déclare gaiement :
« Je ne vois pas où
sont cachées les caméras ? » Smith détache précautionneusement son
lorgnon qu’il pince délicatement entre son pouce et son index afin d’éviter de
le mouiller :
« Commandant !
Ravi de votre visite et de votre réflexion. Votre humour s’améliore. Ça me
rassure : on ne peut pas gagner une guerre si on la fait sans humour. C’est
déjà tellement triste une guerre dans son principe. Si, en outre, on la prend
au sérieux, ça devient très ennuyeux, odieux même. »
Le major anglais s’exprime
en français sans la moindre faute de grammaire ou de syntaxe. Il trouve les
mots justes sans le moindre effort ; mais il conserve un accent tellement
prononcé qu’on se demande s’il ne le cultive pas pour parfaire son personnage.
« Vous avez sans
doute raison, dans un sens, réplique le Manchot, mais au risque de vous
paraître un rabat-joie, j’aimerais vous entretenir de questions qui vous
sembleront austères, je le crains, mais qu’hélas ! nous devons débattre.
— Parfait, commandant,
parfait. »
S’adressant au jeune F.F.I.
qui savonnait ses épaules, il ajoute :
« Marcel, rendez-moi
le service d’aller voir s’ils ont fini de détacher et de repasser mon pantalon.
— Ah ! parce
que vous avez aussi un pressing ? remarque Bourgoin.
— Oui, oui, commandant.
Bien sûr, votre camp est sympathique, il y règne une atmosphère joviale, mais
hélas ! il est horriblement salissant. »
Lorsque Smith rejoint la
ferme, il a l’allure d’une affiche vantant les mérites de l’armée. Bourgoin
remarque la perfection du pli de son pantalon.
« Asseyez-vous, Smith,
j’aimerais bavarder un instant seul à seul avec vous.
— Je vous écoute, mon
commandant.
— Non, c’est moi
qui vais vous écouter. Depuis votre arrivée, vous ne m’avez pas fait part de
votre opinion. Or, il faut que je compare votre optique à la mienne. Je ne
prétends pas être infaillible. »
Smith conserve un long
silence pensif avant de répondre :
« Avant tout, sachez
que si j’avais été à votre place, j’aurais agi exactement de la même façon que
vous. Si j’avais été à celle de Marienne, exactement de la même façon que lui. Aujourd’hui,
je constaterai que je suis dans un tragique bourbier : mais je ne
regretterai rien et ma conscience me laissera en paix. Ce sont les événements
qui vous ont imposé ce gigantesque rassemblement. Il aurait été vain de chercher
à contenir un raz de marée aussi enthousiaste. Même Marienne, avec les quatre
jours d’avance qu’il avait sur vous, n’aurait pu l’endiguer. En ce qui vous
concerne, la question ne peut se poser. Vous vous êtes trouvé devant le fait
accompli.
— Ne dites pas ça. Je
commande ce régiment, il ne saurait y avoir d’autres responsables, mais
voyez-vous une issue ?
— Aucune. Renvoyer
ces hommes équivaudrait à les vouer à une mort certaine, et il est très
vraisemblable que c’est ce qu’attendent les Allemands. Ils pensent que, tôt ou
tard, vous céderez à la panique et ordonnerez la dispersion. Ils nous attendent
au coin du bois.
— Je partage, hélas !
votre point de vue.
— La seule solution
consiste à armer et instruire ces jeunes lions. Suppléer à leur inexpérience par
la fougue qui les habite, pallier leur indiscipline par leur bonne volonté. On
ne peut pas forger des soldats en quelques jours, mais on peut faire des
combattants. Je crains que ça ne minimise pas la casse, mais au moins elle sera
réciproque. Reste évidemment l’hypothèse d’un second débarquement en Bretagne
qui décongestionnerait notre position. Là-dessus vous devez en savoir plus que
moi.
— Hélas ! oui.
On ne me l’a pas dit ouvertement, mais je suis persuadé que notre mission est
un bluff colossal destiné à empêcher l’ennemi de dégager la Bretagne.
— Alors, le seul
espoir réside dans la force alliée de Normandie. Peut-être parviendra-t-elle
jusqu’à nous avant que les Allemands ne se décident à nous attaquer.
— À rejeter
également. Les Alliés progressent et doivent progresser est-sud-est et passer
bien au-dessus de nous. »
Smith hoche la tête
tristement.
« Je vois. L’éternelle
histoire de l’unité sacrifiée…
—
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