Qui ose vaincra
C’est le jeu. On
ne peut reprocher à un état-major de manquer de sentiment, surtout avec un
objectif de cette envergure. Ce n’est pas sur mon régiment que je m’apitoie ;
mes hommes ont toujours su où ils allaient, ils n’ont jamais pensé qu’on les
emploierait à balayer le front après le combat. Mais cette bande de gamins…
— Eux aussi savaient
où ils allaient, commandant, en tout cas la plupart d’entre eux. Beaucoup vont
probablement mourir. Les autres vont devenir des hommes en quelques jours. C’est
la guerre.
— Eh oui, c’est la
guerre. Depuis l’ordre de parachuter le 2 e R.C.P., nos grands stratèges
ont rayé la Bretagne de leur carte.
— Que voulez-vous, conclut
Smith en souriant, c’est la rançon de la gloire. Depuis la Libye ils ont appris
à faire confiance aux bloody frogs ! »
26
Si, au cours de sa vie, Donald
Seymour eut une surprise, ce fut bien le jour où la commission de réforme le
déclara apte au service armé. Petit, maigrichon, asthmatique, souffreteux, myope,
Seymour vivait paisiblement dans une ville secondaire du Massachusetts, assumait
les fonctions d’archiviste à la bibliothèque municipale, partageait son
existence de célibataire entre ses dossiers qu’il chérissait et la multitude de
médicaments anodins qu’il classait avec un ordre jaloux.
Il avait presque honte
de se présenter devant la commission. Un an plus tard, il recevait les insignes
de sous-lieutenant. Un concours de circonstances faisait éclater ses capacités,
et il était versé à l’état-major du général Eisenhower en qualité de lieutenant
archiviste. C’est le poste qu’il occupait au jour J.
Les archives de l’état-major
suprême allié étaient classées dans l’immense sous-sol de Southwick House, dans
les environs de Portsmouth, à quelques kilomètres de la célèbre roulotte du
commandant en chef Eisenhower.
Le lieutenant Seymour
assistait, à l’écart, aux conférences quotidiennes des hommes qui tenaient dans
leurs mains la destinée du monde. Il arrivait le premier dans la salle des colloques,
en repartait le dernier, ramassant soigneusement les dossiers les plus lourds
de l’histoire contemporaine.
Pour les chefs de l’état-major
allié, Seymour était un meuble. Il était rarissime qu’on lui adressât la parole.
Il suivait la conversation, pressentait la nécessité de tel ou tel document, envoyait
son adjoint courir le chercher.
La perfection avec
laquelle il assumait ses fonctions, la discrétion dont il faisait preuve
accentuaient la modestie de son rôle. Aucun des officiers supérieurs ne l’aurait
reconnu en le croisant dans la rue.
Au sous-sol, dans la
grande salle où il régnait sur une dizaine de subordonnés, Seymour agissait
avec la même réserve, et nul n’aurait pu percevoir la flamme qui l’habitait, la
fierté légitime qu’il ressentait pour la confiance qu’on lui témoignait.
Avec passion il lisait, relisait
tous les rapports, mettant un point d’honneur à comprendre, non seulement leur contenu,
mais surtout le mécanisme des cerveaux qui les avaient conçus.
Jour J + 10. 16 juin
1944. Dans la salle de conférences, autour du général Bedell-Smith, chef d’état-major
d’Eisenhower, sont réunis l’amiral Ramsay, le maréchal de l’Air Tedder, le
maréchal de l’Air Leigh-Mallory.
À sa place habituelle, Seymour
n’a pas son attitude courante, mais personne ne le remarque ; il est
pourpre, il transpire, essaie de vaincre sa maladive timidité. Depuis le matin,
il est décidé à intervenir, à poser la question qui depuis trois jours hante
son sommeil.
Depuis trois jours, des
arguments contradictoires se heurtent dans son esprit – cet esprit sans génie,
mais dans lequel l’ordre joue une fonction essentielle. Seymour suit le
tourbillon précis des propos échangés par les cerveaux de l’état-major, souhaite
que son problème vienne enfin sur le tapis, lui évitant d’intervenir.
11 h 30. Tout
semble terminé pour aujourd’hui. Tedder s’est levé, bourre sa pipe pour la
quatrième fois. Bedell-Smith boit un verre d’eau. L’atmosphère s’est soudain
détendue, les lions échangent des propos anodins, rient d’une plaisanterie.
« Pourrais-je
ajouter un mot, mon général ? »
Seymour est stupéfait d’avoir
osé, stupéfait de la bonhomie que suscite sa question :
« Je vous écoute, lieutenant,
répond Bedell-Smith.
—
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