Bücher online kostenlos Kostenlos Online Lesen
Refus de témoigner

Refus de témoigner

Titel: Refus de témoigner Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Ruth Klüger
Vom Netzwerk:
bonne distance, et la distance était la
marinade dans laquelle cette amitié a résisté à toutes ces années. C’est seulement
dans les années soixante, quand tout le monde s’est mis à se tutoyer en
Allemagne, que nous nous y sommes mis aussi, mais alors à trois, avec la femme
de Christoph.
    Ce qui m’impressionnait le plus et en même temps m’irritait,
c’est que lui avait son identité. Il était né en Allemagne, il avait ses
racines dans un certain paysage allemand, et il devint à mes yeux l’image de l’Allemand
par excellence. Il savait où et qui il était. Il le sait aujourd’hui encore. Aimable
et généreux, il part à la conquête de l’étranger, mais ce faisant il ne veut
pas apprendre davantage qu’il ne faut pour ne pas mettre en péril sa propre
autonomie. Mais apprendre sans courir ce risque, est-ce vraiment apprendre ?
    Christoph me prêta des livres, c’était encore une denrée rare.
Il m’apporta les poèmes de Stefan George, je les trouvais trop germaniques, la
Mère originelle, l’aigle qui prend son vol… Il trouva cette critique étonnante,
je ne savais pas exactement s’il la jugeait injustifiée, inadéquate ou s’il y
voyait l’expression du mépris juif pour le style germanique. Puis il me prêta
les récits de Kafka, c’était encore une lecture presque confidentielle. Ils me
hantèrent et paralysèrent de ma part toute critique. Dans l’un des livres qu’il
m’avait prêtés, je trouvai un poème de Christoph, de sa belle écriture, bien
lisible. En voici la première strophe :
    Elle est venue portant le soleil de sa terre,
et à mon crépuscule elle a offert un jour,
moi, qui de sa robe n’ai pas vu l’ourlet,
chargée d’étrangeté par de trop longs détours.
    Je n’ai pas lu ce poème comme une déclaration d’amour, mais
premièrement comme l’exercice poétique d’un auteur, deuxièmement comme la
confirmation de la distance entre nous, autrement dit, le contraire d’une
approche. En vérité, je lui aurais volontiers parlé de mes « nombreux
détours » et j’aurais bien aimé savoir ce qu’il en pensait. Mais il était
trop difficile de trouver un point de départ. Il pensa que j’étais effrayée, le
jour où on trouva un insigne du Parti au bord du chemin : comme si je
pouvais prendre peur aussi facilement ! Il y avait le contenu du cours du
professeur E. Je remettais constamment sur le tapis l’antisémitisme de Luther
qui soulevait un dilemme pour moi, parce que le protestantisme était quand même
éclairé par rapport au catholicisme, que c’était un pasteur protestant qui nous
avait aidées dans la fuite, et que le jeune Luther était un simple homme d’action
et un héros parmi les poètes et les écrivains. Comment donc s’expliquer les
tirades antisémites de la fin de sa vie ? Comment cataloguer ça ? Christoph
trouvait la question pratiquement sans intérêt. Ce qui me mit en colère, et je
déclarai qu’en dépit de ses affirmations contraires, il portait en lui un
antisémite. Il le garda longtemps en mémoire et s’en défendit, en disant qu’il
s’intéressait énormément à la vie intellectuelle juive. Ne pourrais-je pas lui
parler un peu de la Cabale ? Là, il m’en demandait trop.
    Ce que j’écris ici simplifie trop les choses. Nous n’étions
pas si différents. Je voulais, moi aussi, que la vie continue, je ne voulais
pas, comme la femme de Lot, rester pétrifiée en me retournant sur la ville des
morts. Je voulais m’éloigner de ceux qui avaient vécu à peu près les mêmes
expériences que moi. La compagnie de Christoph permettait plus facilement de ne
pas parler de l’incompréhensible injustice de mon origine, et en même temps il
y avait ce besoin d’en parler quand même, de l’inclure dans le nouveau
commencement. C’était les deux à la fois, « aussi bien… que » ; brouillard
impénétrable d’un demi-jour, d’où naît la mélancolie et où se complaisent les
fantômes. Nous participions tous au refoulement du passé, bien sûr les déportés
moins que ceux qui étaient restés en liberté, et les anciens criminels plus
encore que tous les autres. Nous trouvions tous le sol trop brûlant sous nos
pas, et nous avons presque tous misé sur la nouveauté, démoli les anciens
édifices, souvent pour ne rien construire de mieux à la place. (l’image est
plus qu’une métaphore : les vieux édifices étaient chargés de souvenirs.) Peut-être
est-ce porter un jugement

Weitere Kostenlose Bücher