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Refus de témoigner

Refus de témoigner

Titel: Refus de témoigner Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Ruth Klüger
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changent immédiatement en crapauds comme dans le
conte. « Mais nous sommes écologistes », proclames-tu étonné, « et
nous trouvons les crapauds aussi beaux que tous les autres animaux. »
Pourtant toi, tu ne voudrais pas voir sortir de ta bouche des crapauds, mais
des pièces d’or que tu mettrais ensuite sur la balance.
    Il se peut aussi, dis-je encore sans grand espoir qu’il m’écoute,
que mon existence atypique ait précisément fait se cristalliser quelques idées,
qui, même pour ceux qui ont grandi autrement, vaudraient la peine qu’on y
réfléchisse. Il a quand même écouté, et il éclate de rire. Il a lu Freud, mais
il considère néanmoins comme perverse l’idée que l’on puisse juger des
situations normales en fonction de normes formulées à partir de situations
anormales. Par nervosité, je fouille dans mon sac à la recherche de mon
passeport américain, pour m’assurer qu’il est bien là, comme un enfant qui a
brusquement besoin de caresser sa peluche.
    Récemment, Christoph a dit qu’une femme pouvait aussi
éprouver un désir de plaire vis-à-vis des morts. La formule me plaît, je me
demande s’il songe à moi. Il avait été question d’Antigone. La déclaration d’Antigone,
qui pose problème à tous les commentateurs, selon laquelle son frère mort est
irremplaçable, alors qu’elle trouvera sans peine dans la foule des vivants un
deuxième amant, me paraît d’une si évidente clarté qu’elle ne demande pas d’exégèse.
C’est une vérité biologique et une explication logique de ses actes. Je
rappelle à Christoph que nous sommes allés voir ensemble à Ratisbonne l’ Antigone d’Anouilh. Je pense aux deux femmes, Antigone et Ismène, fumant sur la scène, c’était
la première fois que je voyais une interprétation moderne d’un thème classique.
« Oui », répond-il vivement, « et c’était un ancien combattant
manchot qui jouait Créon. » Celui-là, je l’avais oublié, mais je le revois
tout de suite, de profil. Dans la conversation avec Christoph, je saisis, comme
une allumette qui s’enflamme, l’odeur, l’indicible impression, le fourmillement
au bout des doigts de ces années de jeunesse d’après-guerre. Le souvenir nous lie,
le souvenir nous sépare.
    C’est ta vision des choses, dit Christoph, après avoir lu
ces lignes. C’est projeté sur ton ciel. Je le cite pour lui laisser le dernier
mot – mais en décidant de lui laisser le dernier mot, je ne le lui laisse pas
quand même, car j’attire l’attention du lecteur sur moi qui le lui laisse. C’est
comme ça que procèdent aussi les journaux avec le courrier des lecteurs, me
reprocherez-vous. Je le reconnais. C’est comme ça.

IX
    Même quand tous nos papiers furent en ordre, la traversée
fut encore retardée. Nous étions déjà en route quand les ouvriers du port de
New York se mirent en grève. Il nous fallut attendre dans des logements qui
ressemblaient fort à des camps, à la caserne des transmissions de Munich, puis
à Bremerhaven ; c’est pourquoi je sais à quel point j’aurais été mal dans
un camp de DP. Je lisais, ou essayais de lire, ce qui me tombait sous la main, en
anglais ; je traînais à travers Munich détruite, Brème détruite, je
visitais les monuments, j’allais au théâtre, in limbo, comme les âmes de
ceux qui n’ont pas reçu le baptême chez Dante, un paysage d’attente et d’incertitude
où l’air sent l’espoir et les adieux.
    Lorsque je mis le pied sur la passerelle de notre bateau, je
fixai attentivement mes souliers et le sol au-dessous d’eux en me disant :
« Il faut que tu te souviennes de cet instant, ce moment où tu quittes l’Europe. »
Ma mémoire a retenu cette instruction, avec comme un haussement d’épaules. C’était
insignifiant car sur le bateau nous étions avec des émigrants exactement comme
au cours des semaines précédentes. J’ai souvent cherché à retenir sciemment
certains moments particulièrement solennels ou apparemment caractéristiques, ils
se sont toujours révélés insignifiants. Les moments vraiment importants ne
deviennent significatifs ou caractéristiques qu’à travers le filtre de la
mémoire. Lorsque le présent exultant essaie de déterminer les jugements de
valeur que portera l’avenir (comme dans la formule : « Nous vivons
une heure historique ! »), rétrospectivement, cela donne envie de
bâiller, sans même mettre la main devant la bouche.
    Il m’est arrivé de

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