Refus de témoigner
présenté des années plus tard comme sa
dernière découverte) ; que le mot « caucasian » désigne
en américain la race blanche ; qu’en Amérique la plupart des nouveau-nés
sont circoncis (il croyait que c’était une invention juive). Pourquoi cela importe-t-il,
pourquoi en suis-je irritée ? La réaction de défense contre tout ce que j’ai
amassé pendant des années, tout ce qui s’est accumulé en moi au cours du temps,
va jusqu’aux choses les plus insignifiantes.
Après tout, il n’est pas anormal du tout de haïr les
étrangers, on entend dire ça de toutes parts en Allemagne. Cela remonte à des
mécanismes de défense très anciens, à des structures du cerveau qui datent de l’âge
de pierre. Et c’est alors la tâche d’une éducation progressiste que de démonter
les mécanismes de ces réactions naïves : surmonter la pensée de la horde
primitive par la pensée éclairée. Quant au meurtre, j’ai entendu dire récemment
à un professeur de génétique animale que pour celui qui travaille dans un
laboratoire, tuer quarante souris est de la routine et qu’on n’en parle même
pas. Alors que lorsqu’après le dîner une seule souris se trouve sur notre chemin,
le fait de tuer cette unique souris devient un événement qui vaut la peine qu’on
en parle. Cela paraît très raisonnable, le mal n’existe pas, il n’y a que des
habitudes et des dispositions primitives, le chemin va tout droit de l’avant, et
nous avons toute l’éternité à notre disposition pour éduquer le genre humain.
Christoph aussi dit des choses comme ça, que l’antisémitisme
n’était qu’une forme de xénophobie, laquelle est naturelle chez tous les hommes.
On ne veut pas avoir autour de soi ce qui est différent tant qu’on n’a pas
appris à se comporter autrement. Pourtant : suis-je donc vraiment si
différente de vous tous, qui m’avez invitée à votre table ? (L’accueil
chaleureux de ta famille, comme l’eau tiède d’un lac en été. J’ai toujours été
bienvenue chez vous.) Quand nous parlons ensemble, nous ne nous différencions
que par des inflexions dialectales sans importance qui n’occupent pas même
autant de place que l’anglais qui s’immisce souvent dans mon allemand, et en
occupent certainement bien moins que le tissu d’allusions et d’observations
ironiques qui nous réjouissent tous deux. Et en ce qui concerne l’aspect
extérieur, ta femme et moi, par exemple, nous pourrions être de lointaines
parentes. Non, dis-tu, tu as quand même l’air juif, sur toi, ça se voit. Je
trouve aussi, et je me réjouis que tu t’en rendes compte, car je n’aime pas
beaucoup que les gens me disent : « Vous pourriez aussi bien être
italienne ou mexicaine. » Simplement : suis-je si différente de vous
que seul un haut degré de conscience vous retient de me persécuter ? Ou
même simplement de me chasser de la table du petit déjeuner où l’un de tes enfants
me sert une troisième tasse de café et où il y a un instant à peine nous bavardions
agréablement de l’été où les fourmis sont entrées dans le bureau de papa ?
Mais je ne voulais pas dire ça, comment peux-tu seulement… ?
Je veux dire que l’holocauste ne peut pas s’expliquer par cet argument des
instincts paléolithiques ni par l’exemple des souris du vétérinaire. Le nazisme
était le produit d’une haute civilisation, qui était sortie de ses ornières
boueuses, nul ne pouvait prévoir comment ni quand, alors que le comportement
primitif, où les ornières sont encore fraîches et bien tracées, est assez
systématiquement prévisible. Ce qui s’est passé alors en Allemagne était
civilisé et par conséquent arbitraire. Arbitraire signifie librement choisi.
Sans aller jusqu’à l’incorrection, Christoph laisse entendre
que je ne peux pas porter de jugement raisonnable sur les catastrophes qui nous
menacent aujourd’hui, car pour moi tout a toujours été catastrophique, et je ne
peux pas non plus comprendre le « principe espérance », pour des
raisons qui relèvent de ma biographie. Je réponds que la capacité de jugement
des anciens membres des Jeunesses hitlériennes a peut-être aussi été compromise
par leur éducation. Il trouve ma remarque malvenue. Sa bienveillante
supériorité l’aide à ne pas comprendre ce que je dis. Car tu situes tout ce que
je dis dans un contexte que tu définis toi-même, de telle sorte que tous les mots
qui sortent de ma bouche se
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