Refus de témoigner
trop hâtif que décréter que tout cela était faux et lâche.
Peut-être que le refoulement était le premier pas vers un dépassement de ce qui
avait été. C’est ce qui m’est venu à l’esprit en Amérique, après la guerre du
Vietnam : nous étions tellement soulagés que ce cauchemar fût terminé que
nous voulions enfin nous occuper de quelque chose d’autre, nous en avions assez
de cette horrible guerre. Un journaliste américain d’un certain âge, David
Halberstam, écrivait récemment : « Le Vietnam est resté sur notre
table comme un plat qu’on n’a pas terminé mais pas non plus desservi. »
Tôt ou tard, on doit payer l’addition, pour tous les repas, qu’on ait tout mangé
ou pas.
Le repas de mon enfance est resté sur ma table et est devenu
de plus en plus immangeable. Un camp de concentration, ça se prêtait aux débats
et aux démonstrations politiques, ou alors uniquement à une exploitation
sentimentale, comme à travers mes poèmes publiés dans le journal. Les larmoiements
d’Erich Kästner [36] sur les tas de souliers d’enfants exterminés ne me plaisaient pas non plus, car
un soulier n’est pas à proprement parler un pars pro toto, une partie
que l’on puisse confondre avec le tout. Par conséquent, je n’avais rien à dire
qui pût apporter quoi que ce fût de déterminant pour la littérature et l’histoire,
ni même pour l’avenir. Je me laissais intimider et je me dérobais en pensant à
l’émigration imminente. La fuite, dans tous les sens du terme.
Comme on m’avait vue plusieurs fois en compagnie de
Christoph, quelques étudiants juifs me prirent à l’écart pour parler
sérieusement avec moi. Ce n’était pas possible, une jeune fille juive avec un
goy, et de surcroît un Allemand. J’étais ulcérée. Vous, et vos liaisons avec
les jeunes Allemandes, comment osez-vous me faire la leçon ? C’était
différent, ils étaient des hommes, ils pouvaient avoir des rapports avec qui
ils voulaient. Je n’étais pas assez initiée aux perversités de la distribution
sociale des rôles des deux sexes pour saisir ce genre de finesses. Je perçus seulement
ce qu’il y avait de mépris pour les femmes dans l’établissement de cette
distinction et dans la prétention des hommes à vouloir exercer sur moi une
sorte de tutelle. D’abord il y avait eu le mépris des enfants aryens à l’égard
des enfants juifs à Vienne, puis le mépris des enfants tchèques à l’égard des
enfants allemands à Theresienstadt, maintenant celui des hommes à l’égard des
femmes. Ces trois formes de mépris sont incommensurables, me direz-vous, mais j’en
ai fait l’expérience sur moi-même dans l’ordre que je viens d’indiquer. J’étais
le troisième terme de la comparaison, le cobaye de l’expérience, c’est pourquoi
la comparaison est valable pour moi. Du reste, je me souciais peu de la
désapprobation de mes camarades, seulement la compagnie de Christoph prit dès
lors figure d’une sorte de révolte contre la judéité.
Plus tard, lorsque comme tous les intellectuels de notre
génération, Christoph eut dit son mot sur Auschwitz, je lui reprochai de ne pas
m’avoir interrogée avant. Il fut étonné : il ne savait pas que j’y avais
été déportée. Theresienstadt, oui, Auschwitz, non. C’est à la fois
invraisemblable et crédible. Invraisemblable, car je le lui ai très
certainement dit, car c’était déjà à l’époque un mot qui faisait dresser l’oreille.
Mais c’est crédible parce qu’un camp comme celui d’Auschwitz était plutôt pour
les hommes, non pas pour les petites filles qui n’étaient pas censées avoir des
années d’expérience d’avance sur des hommes adultes. Il n’avait précisément pas
regardé l’ourlet de ma robe.
À l’école, mes enfants ont fièrement raconté à leurs camarades
de classe que leur mère s’était enfuie d’un camp de prisonniers en Allemagne. Ils
m’ont dit avec quelque méfiance qu’on s’était moqué d’eux. Ils se demandaient
si je leur avais menti. Les autres enfants connaissaient un feuilleton télévisé
sur un stalag, un camp de prisonniers en Allemagne ; on y montrait
les tentatives d’évasion des soldats américains. Mais une fille !
« Your dad, ok, but not your mother ! »
Tout ce que Christoph n’a pas cru de ce que je lui disais au
fil des ans, alors que je devais quand même le savoir : que le yiddish s’écrit
avec l’alphabet hébreu (il me l’a
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