Refus de témoigner
penser par la suite que cette période d’après-guerre
en Allemagne avait été du temps perdu, et je me disais tristement que je
prononcerais mieux le « r » anglais, si peu conciliable avec la
consonne gutturale autrichienne, si j’étais arrivée à New York dès l’âge de
treize ans. Mais ce sont précisément les deux années et demie passées en
Bavière qui m’ont fait me prendre à l’hameçon d’une culture qui me convenait
parce qu’elle était en conflit avec elle-même et qui m’a ensuite ramenée sur la
rive. Nous avons voyagé sur un bateau de guerre désaffecté, le S.S. Ernie Pyle, qui portait le nom d’un célèbre journaliste et correspondant de guerre américain.
Le Ernie Pyle était un vieux bâtiment, le capitaine évitait prudemment
toutes les intempéries, de sorte que la traversée dura deux semaines. Nous
dormions dans une grande cabine mal aérée et inconfortable, ce qui du reste ne
me dérangeait pas outre mesure. Je n’ai accordé d’intérêt au confort qu’en
prenant de l’âge. Pendant la journée, je restais des heures sur le pont sur un
tas de cordages (il n’y avait pas de transatlantiques, ce n’était pas un bateau
de luxe) et je regardais la mer en me détachant de l’Europe, c’est-à-dire en
fait de la seule Europe que je connaissais alors, l’Europe germanophone. (Avant
d’y revenir, j’aurais doublé mon âge.)
À bord, il y avait aussi des Ukrainiens ; de leur
bouche j’entendis à l’occasion quelques remarques antisémites. Un matelot
américain me dit à ce propos : « Mais aux États-Unis, ces gens ne
comptent pas. Ils restent tout en bas », illustrant la position inférieure
qu’il prédisait à ces gens dans l’échelle sociale en se penchant et en tenant
sa main à plat à peine au-dessus du sol. Cette démonstration me rassurait et me
troublait à la fois. Car si je ne pouvais que me féliciter que les antisémites
n’arrivent pas à conquérir honneur et prestige aux États-Unis, je ne pouvais
pas m’empêcher de me demander pourquoi nous connaîtrions un sort plus favorable.
Ce mépris pour un groupe humain dans son ensemble, avant même que ses membres
aient eu l’occasion de faire leurs preuves, comme si même dans ce pays où tout
était possible, il restait quand même impossible à certains étrangers de s’établir
correctement : cela ne me convenait pas. Pour dessert, nous avions
régulièrement de la glace dans des petits pots de carton fermés. Lorsqu’on
enlevait le couvercle, on pouvait admirer à l’intérieur la photographie d’une
star de cinéma, homme ou femme. Ils s’étaient tous fait une beauté, ces visages
prêts à recevoir un public. Le germe de la passion du collectionneur se
manifesta en moi : je ne conservais certes pas ces couvercles, mais tous
les jours j’étais curieuse de savoir quel visage célèbre, même s’il était
inconnu de moi, et en tout cas typiquement américain, je découvrirais en mangeant
ma glace. La glace et l’équipage, c’était l’Amérique à bord du Ernie Pyle.
À notre arrivée, le port de New York baignait dans une
vapeur chaude. C’était une journée d’octobre, humide et brûlante, assez
caractéristique du climat de la ville, étonnante pour nous qui venions d’Europe.
La statue de la Liberté était enveloppée de brume. Bien trop chaudement vêtues
avec nos manteaux informes d’après-guerre, nous descendîmes à terre. Ma mère
demanda à un fonctionnaire du port : « On va où maintenant ? »
et il lui répondit : « Où vous voulez, Madame. Vous êtes dans un pays
libre. » (« Wherever you like, lady. It’s a free country. »)
La traduction fausse la connotation, je le sais bien, car lady est beaucoup plus familier que « Madame », quoi qu’en dise le
dictionnaire, et un « pays libre » ne désigne pas une forme d’idéal, mais
signifie plutôt que nul ne se soucie de ce qu’on peut faire ni de l’endroit où
on va. Nous avions longtemps été des émigrants, nous devenions enfin des
immigrants, et cette ville d’immigrants qu’est New York nous accueillait.
QUATRIÈME PARTIE
NEW YORK
I
Une ville d’immigrants est une ville où les autochtones
savent tenir les immigrants à bonne distance, une ville qui veille à ce que les
torchons et les serviettes ne se mélangent pas. En même temps, c’est un lieu où
il y a de la place pour les immigrants, où il y a même une certaine marge de
jeu, sans quoi il n’en viendrait
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