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Refus de témoigner

Refus de témoigner

Titel: Refus de témoigner Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Ruth Klüger
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connaissant pourtant rien à cette
chirurgie.
    Mon oncle, qui nous avait cédé son appartement, était
comptable, et n’arrivait pas à assumer l’émigration. Il se raccrochait à la
nouvelle culture comme si c’était l’image même du bien, et il ne prêtait l’oreille
à rien de ce qui aurait pu remettre en cause ses certitudes mal établies – et
pourtant il ressemblait suffisamment à mon père pour que j’aie pu être tentée
de lui accorder un rôle de père, au moins partiel. Pas question : pour lui
et pour ma tante, j’étais trop fruste, trop sauvage, trop peu civilisée, trop
compromettante et trop peu disposée au compromis, trop peu américaine. Ils me
trouvaient impertinente, il me manquait ces façons enjôleuses inculquées dès l’enfance
aux jeunes filles de cette époque-là en guise de bonnes manières. Je ne savais
pas danser, glousser et bêtifier de façon pubertaire. Je n’étais pas l’adolescente
type. C’était quand même trop bête qu’on ne pût dire «  belly  »
pour ventre, parce que le mot passait pour trop vulgaire, et qu’on préférât
même le mot «  tummy » qui faisait partie du vocabulaire de
bébé, ou le mot «  stomach  », estomac, anatomiquement inexact. On
apprenait le mot juste, il fallait employer le faux. Cette vénération craintive
pour tout ce qui était américain, cette attitude d’approbation généralisée m’était
insupportable. J’avais été habituée par mon éducation, si l’on peut parler d’éducation,
au scepticisme et à la contradiction, en tout cas j’avais grandi autrement, cela
se remarquait et ça déplaisait. Pourtant ma critique socialiste du capitalisme
américain n’était qu’une forme d’interrogation puérile. Et mes promenades
vespérales solitaires, et même ce que j’ai fait plus tard avec des amies alors
que nous étions en vacances à la campagne et que nous sommes allées en
auto-stop jusqu’au Canada, parce que ça ne coûtait pas cher, on l’aurait admis
de la part d’un garçon. Une fille, on ne lui pardonnait pas cet entêtement.
    Nous avions aussi notre famille américaine « authentique » ;
qui n’en avait pas ? C’étaient des gens, établis là depuis longtemps, qui
parlaient anglais parfaitement et sans accent et nous traitaient, en nous
regardant de haut, comme la génération de nos grands-parents avait traité les
Juifs russes et polonais, fuyant les pogromes de l’Est pour se réfugier en
Allemagne et en Autriche et dont l’allemand basculait facilement dans le yiddish,
de même qu’ici en Amérique notre anglais se changeait facilement en allemand.
    Ces Américains étaient riches, et peu après notre arrivée, nous
étions à peine depuis un mois dans le pays, ils nous invitèrent solennellement
à un immense banquet, le traditionnel repas de fête pour célébrer la récolte, Thanksgiving, dans leur grande maison de Long Island. Avant le repas, on me confia à une
petite fille gâtée, un peu plus jeune que moi, qui considérait manifestement
comme une corvée d’avoir à s’occuper de moi, et qui, lorsqu’elle vit à quel
point il était difficile de faire la conversation avec cette étrangère qui ne
parlait presque pas, me demanda finalement de lui brosser les cheveux. C’était
bon pour la chevelure, il fallait simplement le faire longtemps et recommencer
sans cesse, et puis c’était tellement agréable. Je lui ai donc brossé les
cheveux, en me demandant si c’était la coutume en Amérique. Étais-je là invitée
ou bonne à tout faire ?
    Je poussai un soupir de soulagement lorsqu’on nous appela à
table. Soupir prématuré. Le repas commençait ; en hors-d’œuvre, des
branches de céleri vert cru. Nos parents s’étonnèrent haut et fort et à
plusieurs reprises que nous n’adorions pas ce légume ; ils s’étonnaient
aussi que nous ne soyons pas aussi décharnées que l’aurait voulu la vision qu’ils
avaient des déportés. (Se sentaient-ils lésés ?) Ils nous avaient payé la
traversée, mais le visa pour mon père, alors qu’il était encore en France, ils
n’avaient pas voulu le lui donner ; il s’agissait alors de garantir qu’il
ne serait pas à la charge de l’État : question d’argent. Mais ils n’étaient
pas de sa famille, ils étaient de la famille de ma mère, or il serait venu sans
nous, sans sa famille. Un père de famille américain ne fait pas ce genre de
choses. Ils en parlèrent, je ne comprenais pas tout, mais je

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