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Refus de témoigner

Refus de témoigner

Titel: Refus de témoigner Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Ruth Klüger
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pas toujours de nouveaux, mais on ne joue
ensemble que très exceptionnellement. Peu après notre arrivée, je me suis
aventurée à Barnard, l’équivalent féminin de Columbia University pour voir si
je pourrais m’y inscrire. La condescendance souriante avec laquelle je fus
éconduite reposait sur des motifs sans ambiguïté : tu descends à peine du
bateau, tu n’as manifestement pas d’argent, et tu voudrais entrer dans notre
célèbre université. Apprends d’abord où est la place de chacun. New York savait
montrer les dents à la nouvelle arrivante.
    Après quelques nuits passées dans l’abri répugnant mis à
disposition par l’organisation d’entraide juive, où je pus comparer pour la
première fois les blattes omniprésentes à New York avec les punaises de Vienne,
nous avons emménagé dans un appartement de Manhattan, minuscule mais bien situé
et relativement bon marché, qui toutefois était directement sous le toit de
sorte qu’en été il y faisait une chaleur étouffante. Un frère aîné de mon père
et sa femme, émigrés avant la guerre, qui pouvaient enfin s’offrir un plus
grand appartement, déménageaient juste au moment de notre arrivée, ce qui nous
épargna la recherche d’un logement.
    Ma mère, qui n’aime pas qu’on lui fasse des cadeaux, trouva
vite un travail. À Ratisbonne, dans les bureaux de l’UNRRA, elle s’était
occupée de la reconstitution des familles éclatées. À New York, débarquant de
cette Europe où l’on avait faim, elle massait pour un dollar de l’heure de
grosses femmes qui s’imaginaient perdre du poids par cet effort que fournissait
quelqu’un d’autre. «  More, more  », réclamaient-elles
énergiquement, lorsque ma mère, elle, ne leur semblait pas pétrir assez énergiquement
l’indésirable graisse américaine.
    Nous étions pauvres. Je n’avais pas connu la pauvreté jusqu’alors,
car l’argent n’avait joué dans ma vie qu’un rôle négligeable, à vrai dire, presque
pas de rôle du tout. Avant la réforme monétaire, en Allemagne, en guise de
valeurs marchandes, on payait avec du café et des cigarettes, lorsqu’on arrivait
à s’en procurer. Ici, l’argent était un souci permanent.
    Les réfugiés avec qui nous étions en rapport n’avaient pas
grand-chose en commun avec les intellectuels et exilés célèbres, entourés
aujourd’hui de l’aura d’une nostalgie qui transfigure le passé. C’étaient pour
la plupart de petites gens, entre autres quelques médecins, dont l’horizon
intellectuel n’avait jamais dû être très vaste, qui gagnaient maintenant
davantage qu’à leur arrivée, et trouvaient que ce n’était que justice si la
nouvelle vague d’immigrants connaissaient d’abord des temps très durs. Ici, il
fallait gravir tous les échelons. Commencer en bas. Ils se complaisaient à dire
combien il fallait commencer bas. Les femmes avaient été femmes de ménage. Que
pendant ce temps-là, nous ayons été réduites en esclavage, c’était une autre
affaire. (À Göttingen, dans l’autobus, deux femmes parlent derrière moi : ces
gens qui viennent de RDA veulent tout tout de suite. On a quand même travaillé
quarante ans pour ça, ils n’ont qu’à se retrousser les manches au lieu d’attendre
qu’on leur serve tout rôti. Ce que les autres ont vécu, de l’autre côté, pendant
ces quarante ans, c’est une autre affaire. Je pense à nous, à New York.)
    Ils voulaient tous nous montrer comme ils étaient américanisés.
Ils se corrigeaient et se moquaient réciproquement de leur anglais. Et ils se
méprisaient eux-mêmes parce qu’ils ne faisaient pas partie des autochtones. Ils
disaient avec un rien de condescendance : « Lui non plus n’est pas
arrivé sur le Mayflower. » ( Mayflower , le nom du bateau des pilgrim
fathers – père pèlerins – du XVII e  siècle, est du reste
aussi le nom d’une grande compagnie de transport de marchandises.) Ils
essayaient de surmonter le mépris d’eux-mêmes par la vantardise, et se moquaient
ensuite de leur vantardise. Déracinés et déclassés, ils riaient de la vanité
des déracinés et des déclassés. Il y avait une chanson d’émigrants qu’ils
affectionnaient particulièrement, où un petit chien, un teckel ou un pinscher
nain, déclarait à la fin du couplet :
    J’étais un grand saint-bernard, over there, over there, over there.
    Ils pensaient éliminer ainsi le passé empoisonné et
tranchaient dans leur propre chair, ne

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