Refus de témoigner
rien contre la croyance aux fantômes puisque je la
partage. Seulement, il faut savoir qui l’on prie. L’un de mes peintres de
barrières, bon chrétien, qui trouvait au camp d’Auschwitz l’opportunité de
prier, ne sait certainement pas la différence entre le bon Dieu et un fantôme. Car
le bon Dieu est l’équilibre personnifié, et comme le dit le poète, toutes les
terres du nord au sud reposent en paix entre ses mains. Alors que ce morceau de
terre que le jeune homme aidait à maintenir en état était tout au plus une
portion de limbes où attendent ceux dont le salut n’est pas assuré. Il n’y a
donc rien d’étonnant à ce que sur ce terrain, actuellement, les confessions s’affrontent,
Juifs contre nonnes, un combat inégal, sans merci ; les dignitaires de l’Église
s’en mêlent, une querelle dégoulinante de bave. Terre de fantômes, pas terre de
Dieu.
Mes jeunes amis, qui s’étaient intéressés spontanément et
sans le faire exprès à mon enfance, se refusaient obstinément à reconnaître la
différence entre Polonais et Juifs et à prendre en compte dans leurs
considérations et méditations l’antisémitisme de la population polonaise. Le
peuple écorché était nécessairement bon, sans quoi que ferions-nous de l’opposition
entre criminels et victimes ?
Il n’en va pas différemment des étudiants d’années
supérieures. Je déjeune à Göttingen avec des étudiants qui préparent leur thèse
ou leur habilitation. L’un d’eux raconte qu’il a fait la connaissance à
Jérusalem d’un vieux Hongrois qui avait été détenu à Auschwitz et qui néanmoins,
« dans un même souffle », disait du mal des Arabes, prétendant qu’ils
étaient tous mauvais. Comment quelqu’un qui est passé par Auschwitz peut-il
parler ainsi ? demande l’Allemand. J’interviens, demande, sur un ton
peut-être un peu plus acerbe qu’il ne faudrait, ce qu’on espère : Auschwitz
n’a jamais été un établissement d’éducation d’aucune sorte, et surtout pas d’éducation
à l’humanité et à la tolérance. Il n’est absolument rien sorti de bon des camps,
et il en attendrait une élévation morale ? Les camps ont été les
institutions les plus inutiles, les plus vaines de toutes, on devrait au moins
retenir ça, même quand on en ignore tout par ailleurs. On ne me donne pas
raison, on ne me contredit pas non plus. La jeunesse intellectuelle allemande
pleine de promesses baisse la tête, et tourne la cuillère dans sa soupe. Je
vous ai réduits au silence, ce n’était pourtant pas ce que je voulais. Il se
dresse toujours un mur entre les générations, mais là c’est du fil de fer
barbelé, du vieux fil de fer barbelé rouillé.
Il y aurait pourtant eu des objections possibles. N’ai-je
pas moi-même le sentiment d’avoir appris dans les camps des choses sur la
détresse humaine qui ont pu aussi s’appliquer plus tard ? Justement parce
que je ne refuse pas les comparaisons ? Et mes grincements de dents ne s’adressent-ils
pas précisément à ceux qui me contestent ce savoir, et à ceux qui, sans
approfondir davantage, pensent qu’en un lieu pareil on devient nécessairement
débile ?
Un Juif de Cleveland que je connais, fiancé à une Allemande,
me dit en face : « Je sais ce que vous avez fait pour sauver votre
peau. » Je ne le savais pas, mais je savais ce qu’il voulait dire. Cela
signifiait : « Vous avez marché sur des cadavres. » Aurais-je dû
répondre : « J’avais à peine douze ans » ? Ce qui aurait
voulu dire : « Les autres se sont mal comportés, moi pas. » Ou
bien doit-on dire : « Je suis bonne, de naissance », encore par
opposition aux autres ? Ou bien fallait-il dire : « Qu’est-ce
qui te prend ? » et faire un scandale. Je n’ai rien dit, je suis
rentrée chez moi, déprimée. En réalité, c’est par hasard qu’on est resté en vie.
On veut que ces survivants que nous sommes soient les
meilleurs ou les pires. Et la vérité est ici encore, comme toujours, concrète. Le
rôle qu’un « séjour » dans un camp de concentration joue dans une vie
ne peut pas se définir d’après quelque vague règle psychologique, mais diffère
pour chacun, dépend de ce qui a précédé et de ce qui a suivi, et même de la
façon dont les choses se sont passées, pour lui ou pour elle, dans le camp. Ce
fut une expérience unique pour chacun.
Il y a des gens qui me demandent aujourd’hui : « Mais
vous étiez bien trop
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