Refus de témoigner
jeune pour vous souvenir de cette terrible époque. »
Ou plutôt, ils ne me le demandent même pas, ils l’affirment catégoriquement. J’ai
l’impression alors qu’ils veulent me déposséder de ma vie, car la vie n’est
jamais que le temps passé, la seule chose que nous possédions, ils me la
contestent, en mettant en doute mon droit à la mémoire.
On a souvent empêché les enfants réchappés de pogromes ou d’autres
catastrophes d’assimiler ces expériences en les astreignant à se comporter
comme des enfants « normaux ». On le fait pour le bien des enfants, qui
ne doivent pas parler de « ces choses ». Ils s’efforcent de surmonter
leurs traumatismes à travers des jeux qu’ils inventent et cachent aux adultes.
Tout récemment encore on a montré (une fois de plus) des
otages à la télévision, en mettant cyniquement un enfant en avant. Le lendemain,
quelqu’un qui se croit plus intelligent que tous les autres a écrit dans le
journal que l’enfant avait l’air de s’ennuyer et ne comprenait rien à ce qui se
passait. Cet enfant était pourtant déjà assez grand pour savoir ce qui lui
arrivait, il n’était ni sourd ni aveugle. Besoin de refoulement des adultes. Je
connais ça.
Ou encore ce couple allemand, invité chez des amis communs
américains, lui ayant perdu un bras, mais découpant la viande, affichant
démonstrativement, comme une vertu, la façon dont il a surmonté sa blessure de
guerre. L’hôtesse attire sur moi l’attention de la femme de ce vétéran, laquelle
dit : « Elle ne peut pas avoir été en camp de concentration, elle est
trop jeune. » Elle aurait dû dire : « Elle était trop jeune pour
survivre », pas trop jeune pour y avoir été. Je suis prise de fureur
lorsque j’apprends, trop tard, cet échange de propos. Que même de tout jeunes
enfants, bien plus jeunes que moi, ont été déportés, cela fait partie de la
culture générale de tous les Allemands, de même que de tous les Juifs du monde !
C’est encore une façon de satisfaire un besoin des adultes de remettre en
question la capacité d’expérience des enfants.
À Buchenwald, sur un des anciens bâtiments de l’administration,
est apposée une plaque métallique qui commémore et célèbre la libération d’un
enfant juif, désigné par son nom, même s’il n’est pas identifié comme Juif. On
a même écrit un roman sur le cas de cet enfant. Cette plaque voile les rapports
véritables, le plus souvent viciés, si tant est qu’ils existaient, entre
prisonniers politiques et prisonniers juifs. Les détenus politiques, en partie
eux-mêmes issus de milieux antisémites, méprisaient les Juifs, parce qu’ils se
sentaient moralement supérieurs : ils avaient été arrêtés pour leurs
convictions, les Juifs pour rien et moins que rien. (Dans les camps, les Juifs
politiquement engagés étaient toujours traités comme Juifs.) Encore après la
guerre, j’ai été frappée par cet orgueil des prisonniers politiques, qui est
une forme de fanatisme. La fierté d’avoir été en camp de concentration ? Aucun
n’y était allé volontairement. Seuls des parents allaient volontairement à la mort
pour ne pas être séparés de proches, le plus souvent des mères avec leurs
enfants. Mais c’étaient toujours des Juifs. Un jour un prêtre catholique s’est
fait gazer à la place d’un autre catholique. Le prêtre a été canonisé, pour l’extrême
rareté du don de soi. Les détenus politiques se souciaient de leur propre
survie et tout au plus de celle de leur organisation, non pas de la survie de
gens comme nous, dans une situation encore pire que la leur. Les représentants
de l’agit-prop qui ont apposé cette plaque à la mémoire de l’enfant sauvé ont
minimisé et tourné en kitsch le génocide, le cataclysme juif du XX e siècle.
C’est à mes yeux le symbole par excellence du sentimentalisme
concentrationnaire. Et le roman sur cet enfant, en dépit de tout son prestige, est
une œuvre kitsch.
Certes, il y a aussi des gens qui sans curiosité touristique
ni goût du sensationnel éprouvent le besoin de se rendre dans les anciens camps,
mais ceux qui pensent y trouver quelque chose l’ont eux-mêmes apporté dans
leurs bagages. Ainsi Peter Weiss, qui après une visite à Auschwitz écrivit un
texte où il désigne le camp comme « son lieu », parce qu’en tant que
Juif, il était condamné à y mourir. Je pense que c’est certainement juste pour
ce visiteur
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