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Refus de témoigner

Refus de témoigner

Titel: Refus de témoigner Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Ruth Klüger
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tracasseries dans les rues. C’était aussi un lieu où
sévissait une épidémie après l’autre : l’encéphalite et la maladie du
sommeil étaient juste en train de disparaître lorsque nous arrivâmes, elles
furent suivies de la jaunisse, que ma mère attrapa aussi (je la vois encore, jaune
comme un citron, incroyablement jaune, sur la couchette supérieure ; elle
ne pouvait ou ne voulait pas aller à l’infirmerie), et toujours la
gastro-entérite. Des convois arrivaient, d’autres étaient expédiés, les lits se
vidaient, se remplissaient à nouveau. Les annonces de morts n’arrêtaient pas, faisaient
partie du quotidien.
    Parmi les vieux et les malades qui mouraient là en masse, il
y eut ma grand-mère Klüger, la mère de mon père. Elle avait élevé neuf enfants
et un fils de son mari. Aucun de ceux qui avaient pu émigrer ne l’avait emmenée
avec lui. Cela n’avait du reste rien d’inhabituel. Mon père ne nous avait pas
emmenées non plus. La vieille idée, ou plutôt l’idée préconçue, selon laquelle les
femmes étaient à l’abri, protégées par les hommes, était tellement enracinée et
intériorisée qu’on en oubliait la chose la plus évidente, que les plus faibles
et les plus défavorisés dans la société étaient aussi les plus exposés. S’arrêter
devant les femmes eût été contraire à l’idéologie raciale des nazis. Ou bien, par
un absurde raccourci patriarcal, comptait-on sur leur esprit chevaleresque ?
Même Theodor Herzl, notre héros et principal idéologue de l’époque, croyait
encore que les femmes juives avaient le devoir de traiter leur mari avec une
sollicitude particulière, car seuls les hommes auraient à souffrir de l’antisémitisme.
Il le dit dans sa pièce Das neue Ghetto [14] .
C’était une pensée tout à fait honnête et sincère, qui m’est incompréhensible, mais
c’est que je suis de la génération qui a payé le prix de ces illusions.
    La mère de mon père est morte prisonnière, dans une salle
grande comme une salle d’hôpital pleine de malades pour lesquels, dans ces
circonstances, on ne pouvait rien faire. Ma mère, qui exprime volontiers et
assez facilement un certain mépris pour ses semblables, admirait sa belle-mère
qui était à ses yeux le symbole même de la cordialité et de l’humanité. Elle
voyait sans doute en elle l’opposé de sa propre malheureuse mère, une femme
toujours entourée et choyée, dépendante des hommes et de l’argent, une femme d’un
terrible égoïsme qui s’était transformé en hypocondrie avec l’âge. La mère de
mon père au contraire était toujours disponible pour les enfants, les parents
proches ou éloignés, ouverte à tous en dépit de sa pauvreté. Tout le monde
était chaleureusement accueilli chez elle et reçu à sa table, car elle
cuisinait suivant le principe : « Quand il y en a pour cent, il y en
a pour mille. » Les enfants devenus adultes, et le plus grand dénuement
passé, parce que ses fils gagnaient leur vie et contribuaient à son entretien, elle
mourut prématurément, abandonnée et dans une plus profonde misère qu’elle n’en
avait jamais rencontrée. De tous les nombreux enfants, parents et amis à qui elle
avait pu servir une assiette chaude tout au long de sa vie, ma mère et moi
fûmes les seules à l’assister jusqu’au dernier moment. Attentive aux autres
jusqu’à la fin, comme ma mère était restée longtemps auprès de son lit, elle l’a
renvoyée en lui disant : « Va dormir maintenant, mon enfant. »
Ce furent les dernières paroles que ma mère l’entendit prononcer.
    « Theresienstadt n’était pas si terrible », m’informa
une Allemande mariée à un de mes collègues de Princeton et qui avait eu la
chance de naître « après [15]  ».
Comme, sans pour autant être amies, nous nous conformions à la coutume
américaine de s’appeler par le prénom, je l’appellerai ici Gisela. Elle était d’allure
et d’intelligence très comme il faut, souriait de ma passion pour le cinéma et
faisait valoir en revanche sa passion pour l’opéra. Au contraire de mes
peintres de barrières, qui ne se fient pas aux leurs et tracent un portrait des
victimes très idéalisé, elle était soucieuse de faire entrer tout ce qui s’était
passé dans son imagination limitée. Il fallait ramener tous les événements de
la guerre à un même dénominateur commun, à savoir une conscience allemande
tolérable, qui vous laissât dormir en paix.

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