Refus de témoigner
mouvements de jeunesse, surtout
sionistes. Toute notre pensée était imprégnée de sionisme, la mienne en tout
cas, non pas parce que nous n’entendions parler de rien d’autre, mais parce que
c’était la seule chose un peu sensée qui semblât promettre une issue. C’était
la solution, de toute évidence, ça devait marcher ; en outre, à Vienne, mon
père avait été membre d’un mouvement de jeunesse sioniste. Une terre sans
peuple pour un peuple sans terre. Transformer des enfants juifs en jeunes Juifs.
Travailler la terre et devenir un modèle, un phare pour le reste de l’humanité.
Nous apprenions ce que nous pouvions sur l’histoire du mouvement sioniste, et
sur la terre de Palestine, que nous appelions Erez Israël, nous chantions
des chants sionistes et dansions pendant des heures la hora* dans la
cour de la caserne, nous nous appelions cheverim* et chaveroth* [16] , et le soir, avant
de nous endormir, nous nous disions leilatov* au lieu de gute Nacht.
Nous nous considérions comme privilégiées parce que nous
habitions le bâtiment des enfants, et très vite nous avons formé de fiers
groupes, de solides groupements de jeunesse. Pourtant j’ai oublié les noms de
la plupart de mes camarades de chambre. De temps en temps il m’en revient un de
très loin : il y avait une certaine Renate, qui venait d’Allemagne, dont
le prénom, « celle qui est née une seconde fois », faisait référence
à une sœur aînée décédée avant sa naissance, dont on avait voulu lui donner le
nom, sans reprendre véritablement le même. Elle était grande et brune ; et
puis il y avait Melissa, qui venait d’Allemagne, elle aussi, elle était gracile
et savait faire des claquettes.
Olga, qui vit aujourd’hui en Australie, bien sûr, je ne l’ai
pas oubliée. Elle était de Vienne et devint ma meilleure amie. Son père était
professeur de mathématiques, il avait les cheveux en bataille et écrivait des
récits symboliques et mythiques inédits. Il y était question de la déesse de la
Terre, Hertha. J’étais impressionnée par la peine qu’il devait se donner pour
écrire toutes ces pages, même si je ne les comprenais pas. Et aussi parce qu’il
était à la fois écrivain et savant.
Il y avait des amitiés bien plus étroites, des couples de
petites filles presque toujours fourrées ensemble et qui partageaient tout. La
nourriture était précieuse, et le pain servait d’unité de valeur. Aujourd’hui
encore, il m’arrive de m’étonner que le pain soit si bon marché. Ma mère a
échangé bien vite et sans en faire grand cas son alliance contre du pain. Elle
n’avait jamais été sentimentale que pour les autres, en représentation, pas en
réalité, lorsque la question se posait vraiment. Une fois, elle m’apporta
quelque chose d’extraordinaire à manger, et je le partageai avec Olga. Ma mère
l’apprit ; elle en fut extrêmement contrariée. Elle l’avait économisé sur
sa propre ration, pour moi, et uniquement pour moi. Mais tu m’avais dit que tu
l’avais eu en supplément ? C’était pour que tu l’acceptes. Une fois de
plus, je me trouvai devant un dilemme insoluble. Qu’est-ce qui vous appartient
de telle sorte que vous puissiez en faire don à quelqu’un, qu’est-ce qui ne vous
appartient que conditionnellement ? Ce genre de questions devient non
seulement plus pressant, mais même catégoriquement différent à partir du moment
où il n’y a pratiquement rien à offrir et où on reçoit quand même un présent. Pourtant
ma mère aimait beaucoup cette Olga, elle lui est même venue en aide après la
guerre et correspond encore aujourd’hui avec elle.
Nos affaires, nous les avions dans le lit, sur ou dans un
rayonnage avec des casiers comme des boîtes postales. Ces casiers étaient
ouverts, mais on n’avait pas besoin de se protéger contre le vol. Cela n’existait
pratiquement pas, nous formions une communauté et nous en étions fiers. En
outre, on pouvait être chassé du foyer des enfants pour comportement asocial. Alors
il aurait fallu rejoindre les parents dans les baraquements et les casernes. Du
reste, on nous menaçait aussi d’expulsion si l’on buvait l’eau polluée de la
pompe dans la cour. Et malgré ça, je fus quelquefois assez assoiffée ou assez
téméraire pour me risquer à boire cette eau, et je redoutais moins de tomber
malade que de me faire prendre. Plus tard, en liberté, rien ne m’a jamais si
profondément blessée, ne m’est
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