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Refus de témoigner

Refus de témoigner

Titel: Refus de témoigner Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Ruth Klüger
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kitsch.
    Mais j’évoquerai quand même mes timescapes, mes
espaces dans le temps. Les lieux dans une époque qui n’est plus. Je voulais
appeler mes souvenirs « stations » et les associer tout simplement à
des noms de lieux. C’est maintenant seulement, arrivée à ce stade, que je me
demande pourquoi des noms de lieux, alors que je suis quelqu’un qui n’habite et
ne reste jamais très longtemps nulle part. Ma barque a échoué à plusieurs
reprises, et les noms de lieux sont pour moi comme les piles de ponts dynamités.
On ne peut même pas être sûr qu’ici où on croit en voir les restes il y ait eu
des ponts, peut-être devons-nous les inventer, et il se pourrait encore que, bien
qu’inventés, ils soient quand même solides. Commençons par ce qui est resté :
des noms de lieux.
    La mémoire est invocation, et l’invocation efficace relève
de la sorcellerie. Je ne suis pas croyante, mais uniquement superstitieuse. Je
dis parfois pour plaisanter, et c’est quand même vrai, que je ne crois pas en
Dieu, mais bien aux fantômes. Et pour entrer en rapport avec les fantômes, il
faut les appâter avec la chair du présent. Leur proposer des surfaces qui
offrent une prise pour les arracher à leur repos et les mettre en mouvement. Les
râpes de notre placard de cuisine actuel pour de vieilles carottes ; des
cuillères à pot, pour assaisonner avec les épices de nos filles le bouillon que
nos pères ont confectionné. La magie est de la pensée dynamique. Si je réussis
avec des lectrices qui me suivent, et peut-être même avec quelques lecteurs, en
plus, nous pourrions éventuellement échanger des formules d’invocation comme on
échange des recettes de cuisine, et rectifier l’assaisonnement ; ce que l’Histoire
et les histoires anciennes nous livrent, nous pourrions le faire réinfuser au
milieu de l’ambiance chaleureuse et bon enfant de notre cuisine et de notre
salle à manger. (Ne cherchez pas à ce que ce soit trop confortable – dans une
bonne cuisine de sorcière, il y a toujours des courants d’air, sous les portes
et les fenêtres, et les murs s’effritent un peu.)
    Nous trouverions des associations (quand elles existent) et
les établirions (une fois que nous les aurions inventées).

THERESIENSTADT

I
    L’esprit de l’Histoire se permet souvent de mauvaises
plaisanteries aux dépens des Juifs : par exemple que la forteresse de
Theresienstadt ait été précisément construite par Joseph II, empereur de l’émancipation
des Juifs en Autriche ; ou qu’il y ait eu là, à l’époque où j’y ai
séjourné, de septembre 1942 à mai 1944, des prisonniers tchèques, qui
connaissaient déjà l’endroit pour y avoir fait leur service militaire et s’y
retrouvaient pour la deuxième fois, en détention. Avec un plan géométrique, son
petit quadrillage de rues pour la population civile et de baraquements pour les
soldats qui faisaient leur service, Theresienstadt avait toujours été une
petite ville pauvre, ce n’était pas une station de villégiature. Ferdinand von
Saar, écrivain autrichien de second ordre du début de ce siècle, écrit dans un
roman d’amour intitulé Ginevra :
    J’avais vingt ans et j’étais aspirant dans un régiment
de la garnison de Theresienstadt. Ce fort – mis à part son agréable situation
dans l’un des plus délicieux coins de la Bohême – n’est sans doute pas encore
aujourd’hui un lieu de séjour particulièrement réjouissant ; mais à l’époque
– dans les années quarante – on peut dire que c’était vraiment un lieu
désespéré. Car sorti de la grande place entourée de deux rangées d’arbres, sur
laquelle ne donnaient pratiquement que des bâtiments militaires, il n’y avait
que quatre rues. Orientées vers les quatre points cardinaux, elles menaient aux
remparts et aux portes de la ville, bordées essentiellement de petites
habitations en forme de huttes où s’étaient établis des épiciers et des
artisans, des débits de bière et d’eau-de-vie.
    À l’époque d’Hitler, Theresienstadt était un ghetto, aujourd’hui
on le compte parmi les camps de concentration. Moi aussi, je l’appelais « ghetto »,
à la différence d’Auschwitz, Dachau et Buchenwald, les camps de concentration, dont
je connaissais les noms. On nous avait déjà chassés de nos maisons et entassés
dans des immeubles pour Juifs, maintenant on nous envoyait dans une cité pour
Juifs. D’où l’appellation de ghetto.

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