Refus de témoigner
toilette. On
allait chercher de l’eau froide dans le couloir avec des bassines, le savon
était un bien précieux. Quand il faisait froid, on claquait des dents très fort.
À la cave était installée une douche où nous avions le droit de nous doucher à
l’eau chaude toutes les deux semaines. À peine l’eau chaude était-elle ouverte
qu’on refermait le robinet, il fallait être rapide pour en profiter. Nous
dormions dans des lits superposés, sur des paillasses, seules ou à deux. C’étaient
mes premières semaines de pénurie, car à Vienne j’avais toujours eu à manger à
ma faim. Il n’y a pas grand-chose à dire de la faim chronique ; elle est
toujours là, et ce qui est toujours là est ennuyeux à raconter. C’est quelque
chose qui vous affaiblit, qui vous ronge. Quelque chose qui s’installe dans
votre cerveau, dont l’espace est normalement réservé à des pensées. Que peut-on
faire avec le peu qu’on a à manger ? À la fourchette, on battait du lait
écrémé en mousse, c’était un de nos passe-temps favoris. Cela pouvait prendre
des heures. On ne s’apitoyait pas sur son propre sort, on riait beaucoup, on s’amusait,
on faisait du chahut, on croyait être plus fort que les enfants « gâtés »
du « dehors ».
Il y avait toujours la queue devant les toilettes. On avait
intérêt à s’habituer à un rythme qui permît d’échapper un peu à la cohue. Il n’y
avait que deux cabinets à l’étage, si je me souviens bien. Or l’ensemble du
bâtiment abritait des centaines d’enfants, dont un grand nombre souffraient de
dysenterie, la maladie chronique du camp.
Les premières semaines, j’étais la nouvelle, l’idiote, la
maladroite, dont les autres se moquaient dans la chambre. Je ne sais pas très
bien quelles étaient les bizarreries qui me distinguaient des autres enfants, car
on ne se voit pas soi-même. Sans doute étaient-ce des excentricités qui m’étaient
venues dans ma solitude viennoise, solitude paradoxale parmi des malades, des
infirmiers et un trop grand nombre d’adultes sur un espace restreint. J’étais
habituée à m’occuper toute seule, à ne pas m’adapter ; au début je ne
voulais qu’une chose, retourner dans le baraquement de ma mère. Et quand elle
venait me voir, je lui courais après désespérément, en lui demandant de m’emmener.
Alors elle partait, sans autre explication ni consolation, me laissant me
débrouiller toute seule avec ma déception et ma timidité.
Ces dernières ne durèrent toutefois pas longtemps. Et pour
finir, j’étais assez contente de n’être plus exposée aux exigences contradictoires
de ma mère ; j’avais compris qu’il serait peut-être plus facile de vivre
avec des gens de mon âge. Je commençai à observer les particularités des autres
enfants, je m’aperçus qu’il n’était pas si difficile de s’y adapter et je
développai finalement un talent pour l’amitié que je crois encore posséder
aujourd’hui.
Je réponds lentement à la remarque de Gisela : non, ce
n’était pas si terrible. Cette Allemande a-t-elle envie d’engager une dispute, ou
bien s’attend-elle à ce que je réponde à ses affirmations provocantes par le
récit de mes souffrances ? Nous étions assises côte à côte dans l’avion
allant d’Amérique en Allemagne, et j’avais eu la bêtise de lui dire l’état dans
lequel je me sentais chaque fois que j’allais atterrir sur le sol allemand, un
léger vertige, un malaise à peine perceptible, un soupçon de mal de tête. Et
tout cela si ténu qu’on pourrait le prendre presque pour une métaphore et non
pas pour un symptôme, voire le nier complètement, sauf que ça ne se produit pas
avant l’atterrissage à Bruxelles, à Manchester ou à Newark. Qu’est-ce qu’elle
veut exactement ? Que je dénie ce qui m’a marquée si fort, ou que me
mettant sur la défensive, je lui rappelle que nous étions dans un piège, espérant
la fin de la guerre, redoutant la déportation, ne bénéficiant plus de la
protection d’aucune loi ? J’entends encore mon père dire : ne fais
pas tant d’histoires, ou encore : ne t’en mêle pas. Nous atterrissons à
Munich. Elle va son chemin, moi, le mien.
Le bâtiment L 414 était un établissement de jeunes s’occupant
d’autres jeunes. Notre doyenne de chambre avait seize ans. Nous avons
transformé cette communauté de détention en une forme de mouvement de jeunesse,
dont les principes s’inspiraient de divers
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