Refus de témoigner
C’était logique. Dans l’usage courant, un
ghetto n’est pas un camp de prisonniers déportés, mais un quartier où habitent
des Juifs. Theresienstadt au contraire était l’étable de l’abattoir.
À Auschwitz-Birkenau, j’ai compris que j’étais dans un camp
de concentration. La formule « camp d’extermination » n’existait pas
encore. Mon troisième camp, dont personne n’arrive à retenir le nom, s’appelait
Christianstadt, c’était un camp annexe de Gross-Rosen, encore un camp de
concentration, mais qu’on appelait camp de travail. Si la plupart des gens, en
ce qui me concerne de bons amis et mes propres fils, n’ont pas envie de retenir
les noms des petits camps, c’est peut-être parce qu’on voudrait mettre tous les
camps en bloc sous la grande étiquette de ceux qui sont devenus les plus
célèbres. C’est moins fatigant pour l’esprit et pour la sensibilité que d’établir
des nuances. Je tiens pourtant à ces distinctions, je prends délibérément, même
si c’est à contrecœur, le risque d’énerver voire de choquer les lectrices (qui
songerait à des lecteurs masculins ? Ne lisent-ils pas que ce qui est
écrit par d’autres hommes ?) par des enseignements, qui relèvent en outre
pour une bonne part d’une psychologie d’amateur, parce que j’ai la conviction
que c’est pour la bonne cause, à savoir pour percer le rideau de barbelés que
le monde de l’après-guerre a baissé sur les camps. C’est une coupure entre
autrefois et maintenant, entre nous et eux, qui ne sert pas la vérité mais la
paresse. On sépare radicalement les spectateurs des victimes, c’est sans doute
aussi l’une des fonctions des musées des camps, qui réalisent ainsi l’objectif
exactement inverse de la mission qu’ils prétendent se donner. Il est plus
facile pour notre entendement que tout le savoir concernant ces institutions
soit réuni sous le vocable « camps ». Et toutes les victimes, tous
les camps se trouvent ainsi mis sur le même plan.
Par exemple : j’ai lu récemment dans le journal un
article concernant un projet de recherche sur les anciens détenus de camps de
concentration qui faisaient des cauchemars. On les comparait à d’autres qui
jouissent d’un sommeil heureux, et on cherchait la cause de cette différence
dans des traits de caractère personnels ou des situations de leur vie actuelle.
On laissait complètement de côté ce qu’ils avaient vécu au camp ; ça, on
le savait bien. J’affirme, au contraire, qu’on ne connaît que le présent. Les
psychologues n’essayaient pas d’envisager les choses sous un angle nouveau, ils
analysaient activement la surface, ce qu’ils connaissaient, le présent. Il me
semble qu’il aurait fallu quand même se demander ce qu’avaient vécu ces sujets à
l’époque ; leur détention était bien le point de départ du projet, comment
pouvait-on ensuite s’en désintéresser ? Qu’avaient-ils connu et subi de
différent dans les camps ? Ne pouvait-on pas se demander si ceux qui
faisaient des mauvais rêves avaient été torturés, les autres non ? Même l’horreur
demande à être examinée de plus près. Derrière le rideau de fil de fer barbelé,
tous ne sont pas égaux, un camp n’est pas identique à un autre. En réalité, même
cette réalité-là différait pour chacun.
Revenons-en donc à ce « ghetto » de Theresienstadt.
Plus d’une fois des gens sont venus me trouver en me disant : « J’ai
connu telle ou telle personne qui était à Theresienstadt, vous souvenez-vous d’elle
ou de lui ? » Je n’ai jamais pu répondre par l’affirmative. Theresienstadt
n’était pas un petit village où on faisait tranquillement la connaissance de
ses voisins et entretenait des rapports avec eux. Theresienstadt était un camp
de transit. Au total, près de cent quarante mille personnes ont été déportées à
Theresienstadt, et le nombre de ceux qui en ont été libérés à la fin de la
guerre n’atteignait même pas dix-huit mille. J’ai vécu avec quarante à
cinquante mille personnes, dans un lieu prévu pour trois mille cinq cents
soldats ou civils.
Theresienstadt pour moi, c’était d’abord cette foule. La
Vienne dont je venais, cela avait été le jardin de l’hôpital, l’isolement et la
vie coupée du monde de mes derniers mois. Brusquement j’arrivais dans un
endroit surpeuplé, où tout le monde portait l’étoile jaune, où il n’y avait
donc pas à redouter de
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