Refus de témoigner
intéressée. Flossenbürg, que j’ai évité et que cette amie
allemande du même âge que moi a visité sous d’autres auspices : elle a vu
le camp vide, elle a été témoin. On pourrait presque croire qu’une boucle est
bouclée.
Une fois, j’ai visité Dachau, parce que des amis américains
me l’avaient demandé. Tout était propre et bien rangé, et il aurait fallu plus
d’imagination que n’en ont la plupart des gens pour se représenter ce qui s’était
passé là il y a quarante ans. Des pierres, du bois, des baraquements, la place
de rassemblement. Le bois sent encore la résine, sur la vaste place de
rassemblement souffle un vent vivifiant, et ces baraques auraient presque un
air accueillant. Qu’est-ce qui peut vous venir à l’esprit : l’association
se fait plutôt avec un camp de vacances qu’avec la vie sous la torture. Plus d’un
visiteur se dit sans doute en secret qu’il a finalement eu un sort plus pénible
que les détenus de ce camp allemand bien organisé. Il y faudrait en plus, au
minimum, les exhalaisons des corps humains, l’odeur et l’irradiation de la peur,
l’agressivité accumulée, la vie réduite à rien. Rôdent-ils encore par là les
hommes qui se sont traînés tout au long de ces heures interminables, malades, ceux
qu’on appelait les « musulmans », qui n’avaient plus la force ni l’énergie
nécessaires pour survivre ? Ou bien les privilégiés, qui avaient plus de
chance, mais qui étaient plus exposés et qu’on éliminait encore plus vite ?
Les prisonniers politiques, si sûrs d’eux, et les Juifs allemands établis, non
moins sûrs d’eux, qui venaient de voir s’effondrer tout leur univers sur leur
tête de Juifs assimilés ? Certes, les photographies accrochées aux murs, les
données et les chiffres écrits et les documentaires ont leur utilité. Mais le
camp en tant que lieu ? Localité, paysage, landscape, seascape – il
faudrait un mot, timescape peut-être, pour exprimer ce qu’est un lieu
dans le temps, un lieu à une certaine époque, ni avant, ni après.
Aujourd’hui, bien souvent, ces lieux passent sous silence
autant d’informations qu’ils en communiquent. À Auschwitz, les victimes juives
ont été englobées dans les pertes polonaises, de telle sorte que mes jeunes
peintres ne voulaient pas admettre qu’il y eût une différence. Il faut dire que
ces jeunes gens étaient convaincus que leurs grands-pères avaient pu faire n’importe
quoi, même le pire, les Alliés beaucoup de mal, les victimes en revanche aucun.
Autrement dit, ils pensaient que la génération de leurs grands-pères refoulait
encore beaucoup de choses, que les Alliés n’avaient pas libéré les camps de
concentration à temps, même quand cela aurait été possible ; mais ils ne
pensaient en aucun cas que les Polonais aient été antisémites et qu’ils n’aient
pas été fâchés de se débarrasser de leurs Juifs. Ils rejetaient tous deux mon
objection selon laquelle les Polonais ne devraient tout simplement pas compter
les Juifs polonais parmi les victimes polonaises, parce qu’on avait gazé
surtout des Juifs, et que les enfants assassinés étaient tous des enfants juifs
ou tziganes ; ils rejetaient cette observation avec une irrévocable
résolution qui me sidéra de la part de ces enfants par ailleurs réfléchis et
nullement pharisiens. Et je n’avais pourtant pas dévoilé la dernière de mes
arrière-pensées, au sujet des devises que font entrer en Pologne les Juifs en
pèlerinage, surtout les Juifs américains, qui ont fait d’Auschwitz une source
de revenus non négligeable pour la Pologne.
Il est absurde de vouloir représenter physiquement les camps
tels qu’ils étaient à l’époque. Mais il est presque tout aussi absurde de les
décrire avec des mots, comme s’il n’y avait rien entre nous et le temps où ils
ont existé. Les premiers ouvrages sur la question, après la guerre, le
pouvaient sans doute encore, ces livres qu’alors personne ne voulait lire, ce
sont pourtant eux qui depuis ont transformé notre pensée, de telle sorte que je
ne peux aujourd’hui parler des camps comme si j’étais la première à le faire, comme
si personne n’en avait parlé avant moi, comme si tous ceux qui liront ce qui
est écrit ici ne savaient pas déjà tant de choses qu’ils pensent en savoir
assez, et comme si tout ça n’avait pas été déjà exploité – politiquement, esthétiquement,
et même comme une forme de
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