Refus de témoigner
apparu comme un préjugé et une erreur si absolus
que la théorie selon laquelle les camps n’auraient développé que l’égoïsme le
plus brutal, et les gens qui en venaient seraient moralement corrompus.
Quant à la justification de l’existence d’une administration
juive dans tous les ghettos et les camps, on en débat encore aujourd’hui. Fallait-il
vraiment que les détenus prêtent la main aux Allemands pour maintenir l’ordre, n’était-ce
pas collaborer avec l’ennemi ? De mon point de vue d’enfant à l’époque je
dis : que serait-il advenu de nous si les Juifs n’avaient rien fait pour
limiter le désordre que les Allemands répandaient autour d’eux, s’il n’y avait
pas eu ces foyers pour les enfants organisés et administrés dans le cadre des
réglementations nazies ?
Déjà dans le ghetto de Theresienstadt, on critiquait le rôle
que jouaient les Juifs dans l’administration de notre communauté de détenus. La
tendance du marginal à juger, à remettre en question, à dévoiler des
motivations cachées, à analyser la situation existante, ce penchant qu’on dit
spécifiquement juif, qui tape sur les nerfs du reste du monde depuis des
siècles, non pas pour la raison qu’il serait amoral (« délétère », comme
disaient les nazis), mais parce qu’il est inconfortable, se manifestait autant
à Theresienstadt que le mécontentement à l’égard de la terre et des peuples s’exprime
dans les prophéties des anciens sages. On peut éduquer les enfants à ça, et j’ai
été éduquée ainsi. À la maison, j’avais vu très tôt des frères et des amis de
mon père qui, ayant à peine franchi le seuil, me saluaient par des
plaisanteries que je comprenais tout juste et des remarques provocantes. Ces
oncles n’attendaient pas de moi que je me comporte comme une gentille petite
fille timide, mais que je réponde du tac au tac et lorsque j’y réussissais, ils
observaient tout contents : « Tu vois bien ! » Ce qui est
pour les uns la porte ouverte à l’insolence est pour les autres l’initiation à
la pensée égalitaire. À Theresienstadt, la critique n’était pas seulement
permise, elle allait de soi. Je ne m’étonnais donc pas que des critiques aient
été exprimées contre l’organisation, voire l’existence des foyers d’enfants. D’aucuns
trouvaient par exemple que nos jeux collectifs ressemblaient trop à ceux des
petits Allemands. Il fallait se demander si c’était vrai, interrogation troublante,
mais tout à fait lucide, et le cas échéant on n’aboutissait à aucune conclusion.
C’étaient des discussions violentes, ouvertes, une marmite sans couvercle, bouillonnante
d’idées.
Vue d’aujourd’hui, l’éducation des enfants à Theresienstadt
me paraît exemplaire, à une exception près. C’était la séparation entre Tchèques
et germanophones. Les premiers nous méprisaient parce que nous parlions la
langue de l’ennemi. En outre, ils constituaient l’élite, car ils étaient dans
leur propre pays, et un grand nombre de Tchèques avaient des relations avec le
monde extérieur, nous pas ou presque jamais. Je connais des Tchèques qui
affirment n’avoir jamais eu faim un seul jour à Theresienstadt, alors que je
peux affirmer n’y avoir pas mangé à ma faim un seul jour. Ça, c’était
inévitable, en revanche l’hostilité des enfants tchèques à l’égard des enfants
allemands aurait pu être évitée. Je trouvais ça particulièrement offensant, parce
que j’avais vaguement l’impression, étant la sœur de Schorschi, de mériter un
traitement de faveur, qu’on ne m’accordait pourtant pas, parce qu’il n’était
pas là et que je ne savais pas sa langue. On nous haïssait donc encore ici pour
quelque chose dont nous n’étions pas responsables : nous avions la « mauvaise »
langue maternelle.
II
Auschwitz, oui, d’après tout ce qu’elle avait entendu
dire, ça avait dû être dur, disait Gisela, mais je n’y étais pas restée très
longtemps, si ? J’avais été relativement favorisée : j’avais pu
émigrer en Amérique, et j’avais échappé à la misère allemande d’après-guerre. Comparée
à sa mère qui avait perdu son mari sur le front russe, la mienne, qui s’était
encore remariée deux fois en Amérique, avait quand même eu beaucoup de chance. Mais
moi, j’aimerais vous montrer que ma mère n’a précisément pas eu beaucoup de
chance dans l’existence. De la force et de l’énergie,
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