Refus de témoigner
oui, bien que tardivement
et de façon sporadique ; de la générosité, oui, bien que rarement alliée à
une véritable chaleur ; beaucoup de courage et d’audace, bien que
contrebalancés par la névrose obsessionnelle et la paranoïa, oui, mais de la
chance, non, vraiment pas.
Je tiens à vous le dire pour que vous compreniez pourquoi la
comparaison de Gisela était bancale, pourquoi les proches des morts anonymes ne
peuvent jamais avoir de chance, surtout les mères. Je veux vous parler du
fantôme de mon frère.
Je m’étais tellement réjouie de le revoir à Theresienstadt, notre
Jiri, Tchèque, qui avait envoyé de temps en temps des cartes postales du ghetto
à notre mère. Mais quand nous sommes arrivées, il n’était déjà plus là ; d’après
les bruits qui couraient, il avait été déporté à Riga l’hiver de l’année
précédente. Exceptionnellement les bruits disaient vrai : il y a été
fusillé.
Ce qu’elle a su autrefois de la mort de son premier enfant, ma
mère l’a refoulé. Ou bien peut-être était-ce comme un fer rouge qu’on avait mis
entre ses mains tendues et qu’elle a dû laisser tomber pour ne pas s’y brûler. Lorsque
je l’ai emmenée à l’un des premiers congrès sur l’holocauste, au cours du débat
elle a demandé à un grand historien s’il pouvait lui dire où et comment était
mort son fils. L’auditoire était ému devant cette vieille femme, l’historien
aussi, j’étais gênée, elle le savait bien, lui ne pouvait pas le savoir, on ne
peut pas retenir tous les convois, et elle ne retient même pas celui-là ! Elle
ne peut pas l’avoir oublié, elle joue les mères affligées en public, qu’est-ce
que ça signifie ? Plus tard, je le lui ai redit : fusillé, à Riga. M’entend-elle ?
Qu’est-ce que je sais de ce qui se passe dans son cerveau torturé ? Je me
dis : elle va s’en souvenir, elle ne l’a pas vraiment oublié, mais elle le
laisse se perdre dans le brouillard. Peut-être qu’elle est hantée par toutes
les morts qu’a pu subir Schorschi, qu’elle a vieilli sous le poids de ces
images, et qu’elle ne veut plus s’arrêter à une seule, la vraie.
Moi, au contraire, j’ai tout retenu très précisément, comme
en témoignent les poèmes que j’ai écrits sur lui à New York. Mais elle l’a trop
longtemps attendu, trop longtemps cherché sur les listes, elle a trop longtemps
interrogé les instances compétentes. Alors elle l’oublie à nouveau. Et
brusquement, elle me dit au téléphone : « Tu ne peux pas t’en douter,
mais je pense à lui tous les jours. » Elle ne demande jamais si je pense à
lui, s’il représentait quelque chose pour moi. Et j’avoue être effectivement si
méfiante que je ne crois pas à son deuil et que je me demande si ce n’est pas
uniquement pour se donner de l’importance. Peut-être suis-je seulement jalouse
qu’elle ait plus de droit que moi à en porter le deuil.
Je ne peux donc pas lui raconter combien de fois, devant la télévision,
quand il se passait encore des choses terribles à Prague, je me mettais
automatiquement à chercher Schorschi. Et des décennies plus tard encore, je me
suis surprise, devant une de ces scènes qui se déroulaient à Prague, à me
demander : « Ne pourrait-il pas être celui-là dans le coin, un peu
rond et chauve, ou plutôt le mince avec un manteau qui s’adresse avec tant de
conviction aux soldats russes ? »
Quand il n’y a pas de tombe, le travail du deuil ne s’arrête
jamais. Ou alors, on devient comme les animaux, il ne se fait pas du tout. J’entends
par tombe non pas un emplacement dans un cimetière, mais la connaissance
certaine de la mort, de la façon dont est mort un proche. Pour ma mère, il n’y
a pas eu un jour où elle ait vraiment su avec certitude qu’aucun des deux, ni l’homme
ni le petit garçon, n’avait pas échappé au génocide. L’espoir était comme une
quantité limitée de liquide qui s’évapore avec le temps.
Ou bien, pour illustrer les choses autrement : il y a
vingt ans, il y a eu une grande levée de boucliers des amis des animaux, parce
que dans l’est du Canada, les hommes et les enfants tuaient les bébés phoques
pour le plaisir du sport ou pour le profit. Les images à la télévision étaient
absolument horribles, les jeunes tapaient sur ces petits animaux, le visage
illuminé d’innocente cruauté. Mon jeune fils, qui écrivait justement une
rédaction sur les loups, où il
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