Refus de témoigner
étonnai
et me demandai tout en marchant, en dépit de l’excitation de ce nouveau départ,
si j’avais véritablement été aussi mal en point que je l’avais imaginé : comment
pouvais-je tout à coup avancer à toute allure, alors que j’avais cru auparavant
ne plus pouvoir mettre un pied devant l’autre ? À l’époque, cela me
semblait un miracle, je sais aujourd’hui que ce miracle porte un nom chimique, tout
simple : l’adrénaline.
Nous nous arrêtâmes hors d’haleine à un croisement où nous
allions nous séparer. Les trois Tchèques voulaient tenter d’atteindre la
frontière de leur pays. Nous espérions pouvoir attendre les Russes dans un des
villages voisins. Adieux précipités, nous nous souhaitâmes en toute hâte tout
ce qui pouvait arriver de mieux. Les visages qui ne reflétaient auparavant que
l’épuisement avaient repris vie, comme s’ils étaient prêts à affronter toutes
les épreuves.
Nous tournâmes toutes les trois à droite, descendant plus
lentement la route déserte, en quête d’une cachette et d’un endroit pour dormir.
Nous trouvâmes enfin une petite étable qui n’était pas fermée à clef, où deux
ou trois vaches s’étonnèrent avec bienveillance de nous voir arriver. J’étais
contente de pouvoir dormir « en privé », avec tout ce foin, et
personne d’autre que les deux êtres qui m’étaient le plus proche. Je nous
souhaitais à tous une étable comme ça pour le restant de nos jours, car où
aurait-on pu mieux s’endormir ? puis je m’endormis, écrasée de fatigue.
Le lendemain matin, ma mère qui prétendait toujours tout
savoir essaya de traire une vache. La vache était aimable, mais elle refusa son
concours. Au lieu de lait, nous trouvâmes de l’eau et une bassine pour nous
laver. Lorsque nous sortîmes de notre abri, la campagne semblait lavée de frais,
comme j’en avais moi-même le sentiment, et la nature, qui auparavant se
résumait essentiellement au froid et à la chaleur auxquels il fallait résister
pendant l’appel et les heures de travail, était pleine aujourd’hui de choses
éclatantes. Ce pays ouvrait des possibilités inattendues et promettait aussi
des moyens d’approche et des occasions de conquête.
C’était comme si l’on prenait possession du monde, uniquement
parce qu’on empruntait de son propre chef une route. La question n’était pas
tellement de savoir où on allait, où, ce n’était pas mon problème. La liberté c’était
de s’éloigner. S’éloigner de la marche mortelle, de la masse, de la menace
permanente. L’air avait un autre parfum, plus printanier, maintenant que nous l’avions
pour nous toutes seules. Le lendemain était de toute façon insondable et, ne
pouvant faire de provisions, nous ne faisions pas non plus de prévisions.
Le frisson glacial de la liberté, ne l’avez-vous jamais éprouvé ?
s’enquiert une lectrice attentive. Tout ça va trop vite pour elle, observe-t-elle,
nous devions quand même aussi avoir peur. Peut-être que j’ai oublié la peur, parce
que je la connaissais déjà. La nouveauté, c’était que l’existence devenait
légère comme une plume, alors que la veille encore elle était de plomb, et dans
ces conditions on ne se dit pas : n’importe qui peut te balayer d’un souffle,
on se dit qu’on sait voler. C’était un sentiment de bien-être, comme si venait
enfin d’arriver ce que j’avais toujours attendu depuis que j’étais capable de
penser.
Nos intentions pour les jours suivants n’étaient pas
compliquées : nous voulions rejoindre les Alliés le plus tôt possible et
entre-temps trouver de quoi manger et nous abriter, surtout lorsqu’il grêlait. Car
il a encore grêlé dans les premiers jours de notre fuite, et il a plu aussi, une
pluie glacée. Ensuite la température se réchauffa et il ne fit plus jamais
froid. De toute la vie, plus jamais vraiment froid ; même lorsque souffle
à New York ou à Cleveland ce vent si glacial qu’on ne peut sortir qu’avec une
écharpe sur le visage, il n’a jamais fait depuis qu’un semblant de froid.
Ce qui me semblait une corne d’abondance n’était en fait qu’un
pays en révolution et en plein effondrement. C’était l’époque où les maisons se
vidaient tandis que les routes se remplissaient, dans ces zones frontalières de
l’actuelle Pologne et de l’ex-RDA. Chers amis, certains d’entre vous ont connu
ces routes, dans leur enfance, quand ils étaient en fuite, et ils
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