Refus de témoigner
grange, cet endroit atroce. Trois jeunes Tchèques pensaient comme
moi. Ditha était de mon côté, je l’avais convaincue. La décision fut prise. C’était
« oui ».
Ce qu’on qualifie communément de décision ne mérite que
rarement ce nom. On se laisse porter par les événements, même dans des
situations graves. Mais lorsqu’on a un jour décidé librement, on sait la
différence entre agir et se laisser actionner, mouvoir et être mû. La décision
de la fuite a été un libre choix.
J’ai écrit ces phrases hier, aujourd’hui elles me paraissent
fausses, tordues. J’ai envie de les effacer, j’hésite. Qu’est-ce qui ne va pas ?
Ne serait-ce que l’expression « lorsqu’on a un jour… » Je parle d’un
instant de ma vie, comme s’il avait valeur de révélation. Formules autoritaires,
« je sais quelque chose que tu ne sais pas », qui m’habilite à
généraliser. Qu’est-ce que je sais, moi, du libre choix, si ce n’est que
quelquefois, par exemple ce jour-là, j’ai surmonté l’inertie que j’ai coutume
de considérer comme le véritable élément de la vie, ou plutôt celui de ma vie. Inertie
n’est pas synonyme de paresse. Le paresseux évite l’effort. L’inertie peut
aussi être fatigante, par exemple, lorsqu’on choisit de continuer de marcher au
lieu de fuir, et que c’est quand même une forme d’inertie. Je citerai à ce
propos un poème qui évoque, même si c’est à mots couverts, ce soir de la fuite,
et qui en relativise la valeur.
Die
Unerlösten [29]
Flambées d’essence
dans les ordures de la rive
la nuit.
Le jour
la fumée
immobile
sur le fleuve
le gaz toxique monte lentement
inondant l’éponge des poumons.
Des mots, dans la gorge,
dans la bouche, tout imprégnés
de cette vieille odeur que l’on respire ;
nager plus loin, poussé plus loin,
dans le goudron liquide,
vers une mer
d’eau – ah, l’eau ! –
mais elle n’est que de sel.
On voit bien que cette première expression qui m’est
venue à l’esprit, « se mouvoir, être mû », ce ne sont pas mes propres
paroles, ce sont des formules classiques, lues, citées, apprises par cœur. Pour
cette illusion de liberté dans l’absence de liberté, l’image de nager ou d’être
poussé plus loin par la vague me paraît plus adéquate, et ce non pas dans une
eau claire, mais plutôt dans un élément à peine liquide. Avec en outre l’ambiguïté
du vers qui peut se rapporter aussi bien au précédent qu’au suivant.
J’émets toutes ces réserves, et pourtant j’ai éprouvé alors
le sentiment inoubliablement excitant de renaître, de ne pas me laisser gouverner
par d’autres ; de distribuer à mon gré les « oui » et les « non »,
de me trouver à une croisée de chemins, alors qu’il n’y avait précisément pas
eu jusqu’alors de croisement ; de laisser quelque chose derrière soi, sans
avoir quelque chose devant soi. Jusqu’à quel point une telle décision est-elle
déterminée par les circonstances ? Certes il y a eu des causes et des
raisons extérieures qui ont fait que nous nous sommes résolues à agir, de même
qu’il y avait des causes et des raisons extérieures de se comporter comme la
majorité et de continuer à se traîner avec le convoi. Nous avons choisi : moi,
surtout, vibrante de ma conviction, j’ai choisi la « Vogelfreiheit »,
comme on appelle en allemand celle du hors-la-loi.
La ferme dans laquelle on s’apprêtait à nous entasser pour
la nuit se trouvait sur une petite colline. La petite parcelle d’énergie
mourante rougeoie, étincelle, devient un feu d’artifice, fait la roue dans
notre tête. Nous sommes six à rebrousser chemin, nous redescendons la route en
courant.
TROISIÈME PARTIE
L’ALLEMAGNE
LA FUITE
I
Dans les minutes suivantes, descendant toutes les six la
route en nous éloignant de plus en plus des prisonnières torturées par le froid
et la faim et astreintes à la patience par cette quête d’un abri, nous avons franchi
une frontière : entre l’univers des camps et l’Allemagne. Certes les camps
étaient en Allemagne, « made in Germany », mais ils formaient
comme une bulle que nous venions de crever. Et nous étions vraiment dès lors
aussi libres que l’oiseau.
La fatigue qui pesait comme du plomb et la faiblesse s’étaient
brusquement, même si ce n’était que pour quelques heures, transformées en leur
contraire. Je ressentais une extraordinaire poussée d’énergie, je m’en
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