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Refus de témoigner

Refus de témoigner

Titel: Refus de témoigner Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Ruth Klüger
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faramineux de leur jeunesse, où
ils en avaient « organisé » un plein camion. J’ai raconté mon
anecdote des fruits volés. Froide réprobation : les Américains avaient
raison, il faut faire respecter l’ordre.
    Et j’avais des amis qui avaient fait les marches de la mort
et qui avaient été bombardés par des avions alliés volant à basse altitude, qui
précisément pour cela auraient bien dû voir que ce n’étaient pas là des ennemis,
mais des victimes épuisées et affamées que l’ennemi traînait le long des routes
d’un camp à l’autre. Ou bien personne n’avait donc informé les pilotes de notre
existence ?
    J’en ai appris plus long sur la mentalité de ces pilotes de
bombardiers lorsque je me suis trouvée jeune mariée en Amérique. L’un d’eux, se
délectant rétrospectivement de l’exercice de son pouvoir, a raconté devant moi
qu’il avait laissé la vie à un malheureux, parce qu’à force de courir entre la
route et les fossés, il « l’avait méritée ». Le bombardier l’avait
chassé comme un lapin, pour renoncer finalement en riant et avec quelque « admiration »,
il prétendait même pour finir lui avoir fait au revoir avec les ailes de son
appareil. Il ne venait pas à l’idée de cet Américain jovial qu’au moment dont
il parlait l’Allemand devait être dans un état d’esprit quelque peu différent
de lui, qui était bien en sécurité dans son avion et qui avait le choix entre
tuer et ne pas tuer, et que l’homme poursuivi, si tant est qu’il eût remarqué
ce petit signe d’adieu avec les ailes de l’appareil ne pouvait pas l’avoir
interprété comme un compliment amical. N’y tenant plus, je fis observer qu’on
ne pouvait pas jouer ainsi avec la vie d’un homme ; je n’apportai pas la
contradiction par amour des Allemands, mais parce que mon interlocuteur ne
savait pas faire la comparaison, qu’il voyait un joueur et son adversaire là où
il aurait dû voir un chasseur et son gibier. Il se peut bien que les rôles
aient été interchangeables, que les deux hommes de par leur caractère n’aient
pas été si différents l’un de l’autre, que la victime ait pu être aussi le bourreau
et qu’elle l’ait été un jour ou l’autre, je n’en sais rien. En cet instant
précis dont on parle ils étaient un meurtrier et une victime, l’un livré à l’arbitraire
de l’autre. Le pilote est contrarié, il ne s’attendait pas à des objections
sérieuses, je comprends que les femmes ne sont tolérées dans ce cercle qu’à
condition de se taire. Même mon mari, et nous ne sommes mariés que depuis un an
à peine, est très fâché d’avoir une femme aussi impertinente.
    À Straubing, à l’époque, on pouvait effectivement avoir l’impression
que la plupart de ces soldats américains, à l’exception de ceux qui étaient
juifs, ne savaient que très confusément pourquoi, dans quel but et contre quoi
ils avaient dû prendre les armes. Nous avons eu de la chance : Straubing
eut un commandant juif et ma mère obtint au gouvernement militaire un poste où
elle avait à s’occuper essentiellement des DP, à Straubing et dans les environs.
    Ce sigle signifiait «  displaced persons  », autrement
dit les déportés qui venaient d’être libérés et qui voulaient rentrer chez eux
ou, libres de tout lien comme nous, émigrer. Nous avions été les premières DP à
Straubing, rien d’étonnant puisque nous y étions arrivées avant même que cette
désignation puisse nous être appliquée. Peu à peu, par les routes ou sortant de
leurs cachettes, rescapés des marches de la mort ou libérés des camps, les
autres arrivèrent dans les villes à moins qu’ils n’aient été recueillis dans
des camps de DP. Presque aucun n’avait plus de trente ans, et ils étaient juifs
pour la plupart. Chacun transportait avec lui sa propre histoire de souffrance
et de survie pleine de péripéties. Le gouvernement militaire leur procurait un
logement, les Américains puis les Nations Unies les prenaient en charge.
    Dans la population allemande, l’antisémitisme devenu
sous-jacent n’en continuait pas moins de mijoter, comme un ragoût dans une
marmite de bonne qualité continue de mijoter et reste chaud longtemps après qu’on
a éteint la flamme du fourneau. Comment aurait-il pu en être autrement ? Par
leur simple existence, les survivants rappelaient le passé et les crimes passés.
Peut-être craignait-on que les victimes cherchent à se

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