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Refus de témoigner

Refus de témoigner

Titel: Refus de témoigner Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Ruth Klüger
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s’enrichissait d’objets volés à la synagogue.
    Un jour, j’allais en vélo aux bureaux du gouvernement
militaire chercher ma mère, quand un inconnu m’attrapa par le bras, me fit
tomber de ma bicyclette et se mit à m’insulter. Effrayée, je crus tout d’abord
qu’il était question de la bicyclette puisqu’elle avait été, elle aussi, confisquée
avant de m’être attribuée. Et comme j’y tenais beaucoup, je pouvais imaginer
que son ancien propriétaire y tenait encore plus. Mais mon agresseur, un vieil
homme maigre qui avait l’accent bavarois distingué de la bonne bourgeoisie, jeta
le vélo dans les buissons du bord de la route, ce dont je conclus qu’il
tremblait de colère pour d’autres raisons. J’essayai en vain de me dégager, je
me débattais en hurlant. Lui : « Suis-moi », où, ce n’était pas
très clair. C’est alors que ma mère apparut à point nommé au coin de la rue. Un
coup d’œil et elle se précipite sur cet homme comme une furie crachant le feu :
face à sa rage écumante, la colère de l’homme est un enfant de chœur, derrière
les imprécations de ma mère il y a l’indignation causée par les meurtres, derrière
les siennes, il n’y a que celle de son expulsion et de la réquisition du
logement. En outre les menaces de ma mère ont derrière elle les puissances victorieuses.
    Il se révèle que l’homme m’a vue avec les DP qui ont saccagé
son appartement, qu’il pense que j’y habite aussi, ou tout au moins que je peux
y entrer quand je veux, et qu’il me considère comme complice. Il voulait donc
me forcer à le suivre jusqu’à son ancien appartement et à le lui ouvrir. Je n’aurais
évidemment pas pu le faire. J’en déduis que ses fantasmes de vieillard lui
faisaient imaginer des orgies dans lesquelles je jouais un rôle central avec
les copains plus âgés logés chez lui ; ensuite, je ne regrettai plus ce qu’on
lui avait cassé. Il avait trouvé commode de choisir dans la communauté juive la
plus petite et la plus faible. Seulement il n’avait pas compté avec ma mère.
    Nous étions exécrés parce que nous étions les parasites
imposés par un gouvernement militaire enjuivé.

III
    Les journaux, comme tout le reste, étaient rares dans le
courant de l’été 1945, et ils ne comptaient qu’un petit nombre de feuillets. Je
lisais le journal dès que je pouvais m’en procurer un, je suivais les nouvelles
des opérations militaires – les Américains se battaient encore dans le
Pacifique – et les premières informations officielles sur les camps de
concentration. Je décidai d’envoyer au journal mes deux poèmes sur Auschwitz. Je
les recopiai soigneusement, huit strophes le premier, quatre le second, et je
les accompagnai d’une lettre dans laquelle je témoignais de l’authenticité de
mes vers, décrivais les circonstances de leur composition, indiquai mon âge et
déclarai avec grandiloquence que dans ma courte existence j’avais vécu bien
plus de choses que d’autres qui étaient plus âgés. Je ne reçus pas de réponse. J’étais
déçue, mais au bout de quelques semaines, j’oubliai ma déception et la chose m’était
sortie de l’esprit lorsque quelqu’un me dit : « tu es dans le journal »,
en m’indiquant une adresse où je pourrais m’en procurer un exemplaire.
    Le jardin devant lequel je sautai de ma bicyclette, bronzée
et vêtue d’une robe d’été, appartenait à un de ces autochtones dont les visages
se figeaient dès qu’ils voyaient un Juif. Avec la fierté d’un tout jeune auteur,
je lui demandai le journal. « Auriez-vous… ? Je suis… » Il jeta
sur moi un long regard (« C’est vous… » ) dans lequel on
pouvait lire que mon allure actuelle et les expériences que j’avais prétendument
connues étaient inconciliables. Puis il me lança le journal en disant :
« Vous pouvez le garder. » Il ne semblait pas tant exprimer le désir
de faire un cadeau que celui d’éloigner de la maison quelque chose de suspect.
    Au lieu d’une modeste colonne, je trouvai une demi-page où
il était question de moi. Au milieu, la photographie d’un extrait de ma lettre
d’accompagnement, soigneusement déchirée préalablement de telle sorte que les
bords irréguliers s’ajoutant à l’écriture d’enfant non entraînée, qui n’avait
pas beaucoup fréquenté l’école, pouvaient faire l’effet d’un courrier trouvé
dans une bouteille à la mer. Avec ça un dessin représentant

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