Requiem pour Yves Saint Laurent
d’utilité publique le 5 décembre 2002. Gandini, Buche, Bianchini Férier, Abraham, les noms de ces fournisseurs vivaient enfouis au royaume de la conservation modèle, à un niveau d’exigence qu’aucune maison de couture n’avait vraiment tenté d’atteindre. Telles les patientes d’une luxueuse clinique esthétique, les robes étaient choyées, dorlotées, les cintres étaient rembourrés de papier de soie, des fées en blouse veillaient sur tout ce qui aurait pu contrarier leur repos posthume dans les espaces frigorifiques : taches, plis, auréoles, lacunes, agrafes oxydées, décollements divers, usures. Comme des belles au bois dormant, les plus fragiles étaient allongées dans de grands tiroirs plats : c’est le cas de la fameuse 00001, commandée en 1962 par Madame Arturo Lopez-Willshaw. Lorsque des « nouvelles » arrivaient – la plupart du temps rachetées à des clientes, ou dans des ventes aux enchères –, lorsque des anciennes revenaient – d’une exposition –, elles étaient mises en observation ; le check-up commençait par un dépous
siérage en gants de coton blancs et s’achevait par un conditionnement sous housse. En général, c’étaient les fils qui craquaient. Même les plus solides avaient leurs limites. Dans l’organza, les grains de poussière rentraient « comme des petits crochets », selon les mots d’une première main qualifiée. « On dirait des bêtes. »
Au milieu de ces fantômes, il ne créait plus, il vivait en retrait de sa propre histoire. Celle qu’il avait vue tant de fois défiler. Celle qui se défilait désormais. La vie semblait avoir perdu son sens, elle était comme une robe mal construite, sans dos, sans devant, sans bolduc pour la soutenir. Un Mondrian sans ligne. Privé de sa cage, le lion errait dans un monde trop vaste, déformé par l’absence de repères et d’échéances. Pendant des années, il n’avait existé que dans ce combat contre lui-même, contre le public qu’il honorait de sa présence inquiète, traqué par l’obsessionnelle ritournelle : « Monsieur Saint Laurent est-il aussi malade qu’on le dit ? »
Il était allé jusqu’à fumer plus de quatre paquets de cigarettes par jour. Et même la
nuit, lorsqu’il n’arrivait pas à dormir. Le sens de l’excès ne connaissait chez lui aucune limite. Il pouvait engloutir le litre de sorbet au fromage blanc que lui préparait l’un de ses deux cuisiniers. Prendre des Tranxène comme des bonbons. S’écrouler. Se laisser choir. Revenir, le front lacéré, le bras en écharpe. Avec la même énergie qu’il employait à se détruire, Yves Saint Laurent soignait son apparence à l’extrême. Vêtu de costumes sur mesure (Charvet), chaussé par Berluti ou John Lobb, il allait comme Catherine Deneuve, Jeanne Moreau ou John Galliano, se faire reprendre des mèches chez Christophe Robin, le coloriste des stars.
Il était comme le condamné à mort de Victor Hugo, pleurant de ne plus pouvoir broder d’arabesques sur « la rude et mince étoffe de la vie ». Il venait tous les matins, vers 11 h 30, rue Léonce-Reynaud. Catherine, son assistante, lui apportait des catalogues d’exposition, des magazines, Paris Match, Gala , Point de Vue , Vogue . Il regardait. Il critiquait. Il traitait tel couturier de « monstre », tel autre de « fou ». On le trouvait démodé. Il était
juste celui qu’il n’avait cessé d’être, un anarchiste si épris d’ordre qu’il n’en supportait pas la parodie. Privé de tout sauf de cette rage que n’embrumaient jamais complètement les somnifères et les antidépresseurs.
Quelque chose en lui le rongeait, cette époque dont il n’était plus l’acteur, mais le spectateur ultralucide, tout aussi violent avec la mode qu’avec lui-même, la tête au diable, au fond du trou de sa vie.
Les « nouveaux » couturiers venaient d’Istanbul ou de Beyrouth, affirmaient trouver leur inspiration « en voyageant, en regardant des œuvres d’art ou des tableaux de maîtres » ou tout simplement « en discutant avec leurs amis ». Des centaines d’ouvrières travaillaient pour réaliser des robes présentées en janvier et en juillet, à Paris. Les broderies étaient réalisées en Inde, les retouches à Paris. Ils aimaient être présents sur les red carpets du monde, habillaient Beyoncé Knowles, Eva Longoria, Paris Hilton, Whitney Houston, Christina Aguilera, Nicollette Sheridan. Pour les agences parisiennes, la
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