Requiem pour Yves Saint Laurent
première dame de France est devenue l’incarnation.
Exit la folie logo : on ne jure que par l’ADN. Dans l’univers du luxe, c’est tout juste si les chefs marketing ne portent pas de blouse blanche. Il faut trouver la formule : provoquer les caprices du plus grand nombre tout en rassurant les plus riches sur la certitude que, même gâtés, ils ne deviendront pas des boucs émissaires.
En l’absence de véritable direction, la mode part dans tous les sens, elle est partout, nulle part, la flying fashion picore d’un appétit d’oisillon ses inspirations quelque part, entre l’Europe, l’Afrique et l’Asie, hors de tous che
mins tracés, sans direction, light, pure, cleanissime. A côté d’elle, tout pèse. Tour à tour parodique et figée, se propulsant avec difficulté dans un avenir aux contours usés (le blanc, le style sidéral), la haute couture porte en elle le fardeau désespéré d’une absence.
On continue à nous abêtir, en disant qu’il faut faire la place aux jeunes. Je dis qu’il faut faire la place aux bons. A ceux qui ont une histoire à raconter, et qu’ils transforment chaque saison en une collection de désirs. Mais trop de collections ont tué le désir.
La mode vit à l’heure du snacking ; dévorée par les ambitions des uns et des autres, elle écrit son histoire, avec pour unique moteur les événements people dont elle est l’alibi médiatique. On en est là : Tom Ford à Hollywood, Courteney Cox habillée par Victoria Beckham, et Angelina Jolie créatrice de joaillerie.
Je repensais à Pierre Bergé, qui venait d’acheter la librairie les Colonnes à Tanger, où
il avait fait aménager son dernier refuge, la maison de l’Africain. Tout me revenait. Ces mots qu’il avait prononcés, la veille lors du dîner de la mode donné au profit de Sidaction, dont il était le président. La fatigue du temps, autant que les tardifs plaisirs de la vie avaient comme apaisé son visage. Dans son costume gris de grand serviteur de la République, Pierre Bergé collectionnait tous les rôles. Orateur hors pair, capable de demander aux gens de la mode de l’argent, tout en se rachetant moralement, lui qui avait été parfois si injuste à leur endroit. Ses mots tant redoutés ne se cognaient plus. Ils s’amortissaient les uns contre les autres, capitonnés de gratitude. Ils semblaient être arrondis par l’envie, non seulement d’être aimable, mais d’être regretté, quelque part, au bout d’une histoire dont il avait été le foudroyant maître de cérémonie, et qui deviendrait, sans lui, une collection de souvenirs. J’avais un peu honte de regarder tous ceux qui écoutaient d’une oreille distraite cet homme parler de son combat contre la maladie. Les attachées de presse rédigeaient leur communiqué : « Le créateur Basil Soda
était accompagné de Béatrice Rosen, héroïne du film 2012 , de la socialite, mannequin et Miss Monde 2003, Rosanna Davison… » L’œil sur la liste de la tombola, un invité chuchotait à son voisin : « Pas mal, l’agenda Horizon d’Hermès. Pourvu que j’tombe pas sur le sac Darel… » Ce jour-là, Pierre Bergé avait fait stériliser Echo, sa chienne, un shiba inu à tête de renard, reçue en cadeau d’anniversaire en novembre. Jamais il n’avait été aussi proche de ceux que regrettait Glagoliev : « De notre temps, n’est-ce pas, les hommes savaient aimer et haïr, donc s’indigner et mépriser… C’était comme ça ! Oui messieurs !! (…) Et c’est bien par absence de tels hommes que notre époque est mortellement malade 12 ... »
Le lendemain, j’étais à Marrakech.
Comme chaque soir, les moonflowers du jardin de la villa s’allumaient. « Je suis devenue femme en Yves Saint Laurent », devait me confier Diane von Furstenberg. Pour elle, Yves Saint Laurent était le « dernier héritier du monde de Cocteau, des Ballets russes. Il est très oublié, les gens ne se rendent pas
compte… ». Et de poursuivre : « C’était un artiste qui a été écrasé. Qui s’est laissé écraser. Il aimait être un peu pervers sur lui-même. Il a très mal vieilli, il a très mal vécu son deuxième âge... Il était tellement exclu du monde. » Elle se souvient de ce soir, où il avait accepté, pour une fois, de venir dîner chez Caviar Kaspia, où tant de personnalités parisiennes se serraient au premier étage, soudain pas plus grand qu’un verre de vodka. « Il s’était follement
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