Requiem pour Yves Saint Laurent
amusé. » Moi qui n’ai pas une expérience mondaine, je peux dire que c’était faux. J’étais en face de lui, il était assis à côté de Christine Orban, il est parti avant l’entrée. Betty Catroux l’a raccompagné avec un large sourire, toujours joyeuse : « C’est déjà merveilleux qu’il soit venu. » Ainsi ce miroir, qui lui servait, à la manière du Caravage, de cadre pour tailler dans la lumière, ne nous renvoie plus que des images trop floues, saturées par tout ce que nous projetons sur lui.
A Marrakech, la lune a des reflets de champagne. Un Hummer noir raye la route de Fez. A son bord, un homme au cheveux gris, une
blonde magnum. Toujours les mêmes. Ceux qu’on retrouverait encore à la Mamounia. Ceux dont je devine les envies, et les conversations s’égrenant entre deux tubes de Lady Gaga. Ceux que j’avais envie de fuir.
Dans la médina, je revois ces hommes en haïk noir frôlant les murs, comme des ombres éternelles sur une page rose. Ils sont les figurants d’une histoire que nargue l’apparition éclair de ces fils barbus, cette menace désamortie par le triomphe du PAM, le nouveau Parti de l’authenticité et de la modernité, par l’afflux des touristes en chemise et des investisseurs confiants. J’ai encore plus froid qu’à Venise, là où, sur les conseils de Martine Barrat, amie d’enfance d’Yves Saint Laurent, j’étais partie un hiver avec mes malles, rédiger la biographie du couturier : « Tu dois écrire là-bas, c’est la ville des Lions. » Cette fois, je n’ai plus de livres, plus d’archives, plus de photos, juste mon cahier, avec des notes griffonnées dans tous les sens.
Attraper ce qui nous échappe, cette lumière qui se levait sur la « chambre d’Yves » et se
couche sur le salon bleu, cette pièce, comme de l’eau vive où il fait bon plonger. Là j’aperçois, dans une boîte à courrier vide, une carte postale reprenant l’image de « Dovima et les éléphants » de Richard Avedon.
En 2001, Bernard Sanz est revenu vivre à Marrakech, parce qu’à Paris « personne ne voulait de lui » : « Un jour, Pierre m’a appelé... » L’homme que j’ai connu, si coquet, un brin classieux avec ses duffle-coats couleur de bougainvillée et ses chemises magenta, porte ce jour-là un col roulé de cachemire sable, l’allure un peu défaite du week-end. Le téléphone sonne. Il fouille dans son gros cabas de cuir noir pour attraper le portable lesté d’un grigri de passementerie, et répondre d’une voix de chat : « Oui, beauté. » Il n’est pas rasé, tout en lui me parle de la solitude dans laquelle les « marqués » Saint Laurent se comprennent, tous membres sans le savoir de la grande loge des border line. « Love me forever or never » tel est le motto . Tout se condense dans cette eau de Majorelle, lancée pour le printemps 2010 : « J’ai voulu raconter Marrakech au mois
d’avril. L’odeur entêtante des orangers en fleur. On passe à côté de la boutique d’un menuisier taillant du cèdre, puis de l’échoppe d’un marchand d’épices… » Bernard Sanz crée des objets pour la boutique du Jardin Majorelle, à l’image de ces foulards imprimés « quatre saisons » d’après un dessin d’Yves Saint Laurent. Les carrés en voile de coton ont été bloqués en douane pendant un mois...
Le temps de l’Orient se venge toujours.
Paris, février 2010.
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