Requiem pour Yves Saint Laurent
Givenchy. Elle avait attendu ce moment avec détermination. A chaque fois, une voix lui répondait, comme à tant d’autres : « Nous n’avons besoin de personne. » Elle avait travaillé pendant onze ans rue Cambon avec Mademoiselle, dont elle redoutait les coups de ciseaux, capables de trancher à vif un tailleur de tweed la veille de la collection. « Monsieur, c’était tout le contraire. Il restait derrière son bureau. Il nous faisait choisir les croquis… » Madame Colette aimait sentir la mousseline fuir sous ses doigts, et la retenir, sans la casser. Contrairement aux ateliers tailleurs, qui souvent prenaient pour base les mêmes patrons, d’une saison sur l’autre, elle partait du mouvement, et de lui seul. « Dans le flou, on est obligé d’évoluer, puisqu’on évolue avec le corps, c’est sur la peau, ça bouge, ça s’envole… »
Le 7 janvier 2002, Yves Saint Laurent avait annoncé la fermeture de sa maison de couture. Il avait offert le spectacle de sa mort professionnelle. Il avait dessiné soixante-dix modèles, trente-neuf furent réalisés. Les ouvrières ne savaient pas que c’était la dernière collection. « Un choc », disent-elles encore. Mais certaines reconnaissent s’en être doutées. Le 25 novembre 2001, contrairement à ses habitudes, Monsieur n’était pas venu à la Fête des Catherinettes. Pierre Bergé avait fait un discours, à l’imparfait… Des travaux allaient débuter. On supprimerait les ateliers pour les remplacer par des chambres froides. « On ne trouvait plus le petit escalier qui menait au réfectoire. On était un peu perdues. Pour s’orienter, on regardait les fenêtres. Monsieur était dans son studio, seul. Après, ça nous faisait mal au cœur de monter. »
Cristóbal Balenciaga avait annoncé en 1968 qu’il fermait sa maison. Hubert de Givenchy avait vendu la sienne. Madame Grès avait enduré, de son vivant, un cauchemar de couturier. Cédée pour un franc symbolique à Bernard Tapie, la maison et tout ce qu’elle
contenait avaient été broyés dans des bennes, garées rue de la Paix. A partir de ce moment-là, elle se mura dans la folie. Quelques années plus tard, la doyenne de la couture se vit offrir le luxe de disparaître anonymement. Elle ne fut pleurée que par sa fille. La profession n’avait pas été avertie de sa mort.
Yves Saint Laurent allait voir toutes ses robes revenir, comme autant de présences envahissantes et glorieuses. L’orthodoxe de la fantaisie savait qu’il se réserverait le cauchemar d’un repos sans heurt, ce malestar sans échéance, un monde sans muse, sans dessin, sans deadline . « En dessous de l’action et non pas au-dessus », comme l’écrivait Valery Larbaud pour définir l’état dépressif.
Les commandes avaient afflué. On ne ferma pas en juillet comme prévu, mais en octobre. Yves Saint Laurent, arrivé à Paris pour y faire du théâtre, laisserait son idéal se faner dans une maison remplie de lys et de silence. Son entourage pensait qu’il se remettrait à dessiner des costumes, des décors.
Avenue Marceau, un professeur de perspective vint même lui donner des leçons. C’était sa
manière de redevenir le jeune homme auquel Monsieur de Brunhoff avait conseillé de finir ses études, avant d’entreprendre toute carrière. D’honorer, comme il l’avait toujours fait, la connaissance d’un métier. C’était oublier que de part et d’autre du trou noir, l’espace se déforme, les étoiles s’aplatissent pour devenir de simples crêpes gazeuses. Les modèles, les formes, les tracés, les hachures, il en connaissait tous les secrets, de manière instinctive. Et son désir était bien plus fort que tous les ordres auxquels la théorie le soumettait, pointer l’objet sur un quadrillage, rectifier les tracés, faire des relevés de mesure. Au bout du troisième cours, il renonça. On ne tailla plus pour Monsieur les crayons Mars Lumograph 100 2B de Staedtler. Les carnets de croquis restèrent blancs comme les toiles dont on se servait désormais seulement pour housser les robes. Elles étaient revenues, et les ateliers seraient transformés en salles de conservation, où les capes aux raisins d’or, les bals de brocarts et de plumes reposaient dans des édredons de papier de soie immaculé.
Cinq mille vêtements, quinze mille accessoires, cent cinquante mille croquis consti
tuaient le trésor de guerre de la Fondation Pierre Bergé-Yves Saint Laurent, reconnue
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