Requiem pour Yves Saint Laurent
journaliste, devenu depuis antiquaire. Dans la pénombre, les sahariennes aux boutons d’ébène semblaient dire aux visiteurs : « Redresse-toi. » Une force inouïe se dégageait de ces modèles, pareille sans doute à celle que les premiers d’atelier ressentaient
lorsqu’ils « descendaient au studio » : « Un bol d’oxygène. »
Epaules d’éphèbe, cou de reine et bouche ourlée de rouge, le corps selon Yves Saint Laurent était celui de tous les possibles, corps-caméléon traversant le jour et la nuit, tantôt Eve, tantôt Adam, incarnation habillée d’Orlando, le personnage fétiche de Virginia Woolf : « Ses formes alliaient à la force d’un homme la grâce d’une femme. »
Irritabilité, somnolence, état confuso-onirique, détresse respiratoire. Les effets secondaires, il devait les collectionner en pagaille. Mais quelque chose leur résistait, cette « rage envenimée et gangrenée » si bien décrite par le marquis de Sade au Donjon de Vincennes. Je l’ai vu une seule fois en colère. Rue de Babylone, la peur avait pris le visage de la bête.
Le portrait d’Yves Saint Laurent en séquestré semble mal s’accorder avec l’image de père qu’il renvoyait aux ateliers, ce père absent qu’il n’avait jamais cessé de remplacer, et dont il semblait avoir emprunté les costumes. « Comment allez-vous, mon petit Jean ? » Il les appelait ses rois, ses reines, ses fées, ses enfants.
Sa force se mesurait à la dévotion extrême qu’il inspirait aux premiers, aux premières, comme à toutes les ouvrières. Dans ce bateau ivre du 5, avenue Marceau, bravant toutes les tempêtes, ils étaient unis par ce que le temps de la mode effaçait. A la longue, toute cette adoration semblait s’être figée dans les carrures des tailleurs – les passages « clientes » –, il le savait bien, mais il s’y collait, par discipline, par devoir envers elles, par fidélité au métier, à cette ligne d’épaules détendue au fer, infailliblement Saint Laurent, par toute cette histoire dont il était la somme et l’achèvement. Puis le crépuscule s’enroulait de satin, pour que surgissent, apaisés, libres, les drapés « coup de crayon » de Madame Colette ou de Madame Georgette, comme les dernières caresses d’un amant qui s’enfuit avec l’aube.
Yves Saint Laurent n’aimait pas les peaux trop fines. Il préférait, à tous les touchers glissants, la croûte de cuir. Celle qu’il fallait mater, à l’image du Harris Tweed ou du grain de poudre. Le tissu, c’était son diamant brut. Comme on taille une pierre pour en faire jaillir la lumière, il destinait à chaque étoffe le
meilleur rôle, fourreau ou cape de grand soir, capable de sublimer la fluidité d’un satin lapis ou le craquant d’une faille couleur de soleil. En face de son studio, des rouleaux de tissu attendaient d’être vus, touchés, caressés. De leur apparition viendrait, ou pas, la révélation. Cette « stupéfiante élégance » dont me parla un jour Edmonde Charles-Roux à propos d’Yves Saint Laurent, tenait à ce sens-là, le sens premier, celui du tissu, une histoire d’aplomb, de tombé, de gestes. « Il nous poussait à nous surpasser. Il nous lançait des défis. Monsieur m’avait montré une photo de Lauren Bacall en tailleur pied-de-poule. Il m’avait dit : “Jean-Pierre, il faudrait retrouver cet esprit, ce mouvement…” On ne pouvait pas copier, c’était impossible. Tout était dans la tête. Il fallait imaginer… »
Autour de lui, l’infirmier avait été remplacé par l’ami qui allait s’imposer comme un véritable ange gardien, Philippe Mugnier, qui l’emmena au théâtre de l’Odéon, au palais Garnier, ou à l’Opéra-Bastille, fit tout pour desserrer les chaînes de cette solitude, ne cherchant jamais à les briser, car il en connaissait la
valeur non négociable. Fin 2007, on fit ouvrir pour Yves Saint Laurent le château de Versailles, afin qu’il puisse admirer, seul, la profusion de lustres, torches et candélabres en argent de la cour du Roi-Soleil, tous ces trésors dont Louis XIV devait ordonner la fonte, en 1689, financement de la guerre oblige. De la même manière, c’est un jour de fermeture officielle qu’Yves Saint Laurent se rendit au Grand Palais, où il visita, en mars 2008, l’exposition consacrée à Marie-Antoinette. Ultimes fantasmes d’un collectionneur ? Etre seul à posséder une vision ?
A un moment, j’ai su qu’Yves
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