Requiem pour Yves Saint Laurent
de presse avaient fermé, le numérique avait mis des laboratoires sur la paille, style.com raflait la mise. Les filles n’étaient plus que des numéros de passage. Blondes et maigres comme des brindilles de paille, arrivées en masse des pays de l’Est. Epuisées, mais vaillantes, interchangeables sur leurs talons de dix-huit centimètres. Quand l’une d’elles tombait, on supprimait le passage lors du montage vidéo. Dès le lendemain, le monde entier pouvait, sans intermédiaire, voir l’intégrale du show sur internet. L’euphorie avait cédé la place à un climat de tension, on s’insultait, on se bousculait. On se prenait régulièrement des zooms dans la tête. Derrière la façade corporate , la violence était palpable.
Dans les entreprises, la lutte, qu’elle soit sociale ou générationnelle, ne faisait que commencer. Dans nombre de maisons, les relations entre le studio et le marketing étaient à couteaux tirés. Chanel était un cas à part.
Rue Cambon, Karl Lagerfeld avait su habilement transformer le studio en un lieu qui tenait à la fois du salon et de la factorerie couture, où les chefs d’atelier comme les stars, les rédacteurs de Vogue USA , de Visionaire , les membres de la direction, passaient voir les modèles en avant-première. Cette atmosphère bon enfant tranchait avec celle qui prévalait souvent ailleurs. Le créateur redoutait le « sac de la saison » que le département marketing lui imposerait le jour du défilé. Pour les nouveaux managers un peu mal dégrossis, l’enfer commençait lorsqu’ils cherchaient à resserrer les liens avec l’équipe créative. Leurs méthodes ne passaient pas. On aurait dit des GI’s en déroute dans les rues de Bagdad. Ils n’avaient pas les bons mots. Ils étaient raides, aussi engoncés dans leur discours type que dans le costume qu’ils s’étaient acheté, une taille en dessous de la leur, pour être un peu hype . Le matin, ils arrivaient, tremblants, le cou garroté d’une cravate pour le comité de direction. Ils devaient fournir des résultats. Des ventes et des parutions dans la presse. A l’intérieur même de la maison, les barrières se refer
maient. Le manager assistait en direct à sa propre défaite. Le directeur artistique avait profité d’un de ses déplacements – un séminaire « Finance to win » ou « learn Excel » – pour séduire le big boss ; il organisait des visites de galerie ou d’atelier d’artiste pour l’épouse de celui-ci qui le trouvait d’ailleurs « franchement éblouissant ». Il l’avait même relookée, et appris à ne plus assortir son sac aux chaussures. Au premier rang, le jour J, elle osait même dire bonjour à Carine Roitfeld, rédactrice en chef de Vogue France, occupée à sourire aux photographes.
Le directeur artistique était INTOUCHABLE. Autour de lui, on avait l’impression que c’était à celui qui deviendrait le plus mignon, le plus mince, le plus venimeux, le plus caméléon – celui dont on se demandait : « Il est homo ou hétéro ? » – pour s’imposer. Les années 2000 façonnaient le prototype du bitchy . Alors les managers déprimaient, teigneux avec leur attachée de presse qu’ils trouvaient trop vieille. Mais de plus en plus mal à l’aise avec les « jeunes ». Ces petits crétins ignoraient qu’il se démenait pour eux : comment
passer en positif avec une bande de sniffeurs encore dans les limbes à midi ? Cette autorité perdue de chef, le petit boss ne l’exercerait peut-être qu’en privé, un fouet Hermès en main, la tête cagoulée de cuir dans la chambre d’un hôtel d’autoroute, à peine plus grande qu’un it bag . Dans sa folle chevauchée, il penserait encore : « Le rêve doit s’ancrer sur des fondamentaux qui sont la subversion, la transgression. » Il fallait booster les équipes de vente, regagner la territorialité perdue, être dans l’axe. La mode, ce n’était pas seulement de l’image. Il fallait des résultats. Invité à s’exprimer devant des étudiants en management du luxe, il le prouverait, PowerPoint à l’appui : « L’expérience marketing, c’est ce qui rend le message loud and clear . Mais il faut d’abord une vision. J’ai cette chance. »
Tout se mélangeait, le temps n’était plus qu’un écran tactile où s’imprimaient des codes, des images, des signes, aussi violents qu’éphémères, on adorait le Meat Market, la taille 0, le BlackBerry, les « tombées
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