Requiem pour Yves Saint Laurent
effort de repositionnement constant . Leur mission : relever le challenge . Ils avaient un 4X4 et des écharpes en cachemire couleur de sorbet, plusieurs cellulaires dont l’un exclusivement réservé aux appels de la maîtresse qu’ils calaient dans leur emploi du temps en prétextant « un shooting interminable ». L’égérie de la marque avait été victime d’une panic attack , ou avait exigé qu’on change de maquilleur. Eux, le stress, ils le géraient au quotidien, deux heures en moyenne de transport entre la banlieue sud et Paris centre. Des consultants les poussaient en permanence à relever le niveau aspirationnel de leurs produits. Ils parlaient de désirabilité et d’ icônes référents , ils arrivaient de chez
Procter ou Disney, ils ne comprenaient pas pourquoi les mannequins ne souriaient pas sur le podium. Puis ils avaient appris à ne plus dire « bon appétit », ne mangeaient plus de viande rouge et commençaient à s’habiller en noir ou en beige, leur entourage les soupçonnait d’avoir viré de bord. Ils pilotaient à vue. Le dimanche, ils affrontaient les scènes de leur épouse, et le mépris de leurs enfants. Le plus dur, sans doute, c’était ce neveu altermondialo-gréviste à la fac, qui, dans un rot de Mecca Cola, leur lançait : « La mode, c’est nul, c’est de droite… » Parfois, ils craquaient. Burn out .
On était loin, très loin de ce couple qui, en quarante ans, avait réussi à imposer à toute la gauche que le luxe était une forme d’humanisme. Yves Saint Laurent qui, selon le journaliste Frédéric Edelmann, avait fait le lien entre les « hommes du jour et les hommes de la nuit », faisait partie des exceptions culturelles. D’un coup de griffe, le couturier avait su attirer les femmes les plus frivoles et les intellectuels les plus sectaires. Même les antilibéraux du V e et du XIV e arrondissement parisien
admettaient qu’Yves Saint Laurent, dont les créations étaient réservées aux femmes « aisées », avait une dimension universelle, au-dessus de tout soupçon. Mais l’élite ne se reconnaissait plus dans la caste formée par le petit monde blindé, friqué et décidément trop bling de la mode.
Jamais la mode n’avait été autant à la mode. Des voitures aux pains spéciaux, des chiens aux desserts servis en verrines, tout était trendy et pourtant, jamais le clan des directeurs artistiques, agents, rédactrices, photographes, n’avait autant verrouillé son territoire. A force de fréquenter les stars, ils étaient irritables, intolérants, friables, toujours pressés, bourrés de tics et d’exigences. Ils avaient leur langage, leurs codes, leurs obsessions. Le pouvoir de chacun s’exerçait dans le contrôle permanent de l’image. La voie ouverte par Tom Ford – le premier à avoir codifié l’allure des serveurs, choisis minces, sans barbe et sans moustache, avec plateaux noirs assortis à leur chemise – s’enlisait dans l’hystérie. La maison Yves Saint Laurent avait habitué les journalistes à des « non ». Non pour une interview, non pour
une photo. Mais rien de ce qui concernait la mode n’était sujet à veto. Dans certaines maisons en vogue, le créateur star aimait voir son portrait dans les magazines, le bureau de presse demandait le nombre de pages avant de donner une réponse, s’il n’imposait pas son photographe, le créateur exigeait de voir les photos, de les retoucher au besoin. Mais la porte se refermait le jour du défilé. Il n’était pas rare de voir, le jour J, des photographes de presse, pourtant accrédités, interdits d’accès bonnement et simplement. « La salle est trop petite. On a des consignes. » Officiellement, on redoutait les copieurs, les frelons. Ces expulsions arbitraires prenaient soudainement des airs de reconduction à la frontière. Pendant ce temps, à l’intérieur, les ripoux du téléobjectif prenaient place face au podium – certains marquant leur territoire par une croix à la craie sur le sol. Ils avaient connu l’ère des vaches grasses, au temps où ils jetaient leurs rouleaux dans un sac pour qu’un coursier les récupère à la sortie du défilé. Les clients affluaient. A l’époque, dans la cage aux fauves, on rigolait encore. C’était la belle époque. Inès de la Fressange
faisait le pitre avec panache. On sifflait Eva ou Laetitia Casta, qui passaient dans des tenues un peu déshabillées. Elles souriaient. Mais depuis, bien des agences
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