Requiem sous le Rialto
donc surpris qu’elle ne donne aucun signe de vie. Mais ce qui le surprenait encore plus, c’étaient ses sentiments personnels à l’égard de cette femme debout devant lui, dans le brouillard sombre : il avait envie de lui trancher la gorge. Pas la bête, mais lui. Et sur-le-champ.
Il lui rendit son sourire, pour autant que cela soit possible sous son masque.
— Puis-je ?
Il fallut un moment pour qu’elle comprenne ce qu’il voulait. Alors elle lui tendit la chienne. Il la coucha au creux de son bras gauche. Elle était chaude comme un scaldino . Son souffle haletant projetait dans l’air des petits nuages de vapeur malodorante. De la bave coulait de sa gueule et gouttait sur la manche de sa pèlerine. Soudain, il sut ce qui lui restait à faire.
Il tourna la tête à droite, puis à gauche. Le brouillard les enveloppait de toutes parts. Une fois qu’il aurait achevé sa tâche, il lui suffirait de faire deux ou trois pas pour disparaître dans les coulisses, tel un artiste à la fin de la représentation. Peut-être une idée de génie lui traverserait-elle ensuite l’esprit. De plus, il avait d’urgence besoin d’un succès pour oublier sa récente bévue.
Il s’agenouilla et posa l’animal par terre avec précaution. Comme on pouvait s’y attendre, cet imbécile se mit aussitôt sur le dos, poussa un grognement rauque et le fixa de ses yeux globuleux, ce qui ne pouvait signifier qu’une chose : « Caresse-moi ! » Ses courtes pattes s’agitaient dans le vide ; on aurait dit un hamster dans une roue invisible. Alors il lui gratouilla la gorge de la main gauche tout en plongeant la droite dans la poche de son manteau. Il en sortit le rasoir qu’il ouvrit d’un mouvement rapide du poignet. La jeune femme, qui avait dû le classer dans la catégorie ami des bêtes , s’était agenouillée à côté de lui.
Comme il n’y avait aucune raison d’attendre plus longtemps, il passa à l’acte. La lame fendit l’air avec un bruit strident, rencontra la gorge de la chienne et entailla la fourrure à la manière d’un couteau dans du beurre mou. Le sang chaud jaillit et lui éclaboussa les mains. Le carlin tressaillit, fit entendre une sorte de gargouillement tandis qu’il poussait son dernier soupir, puis le silence se fit.
Après une seconde d’effroi dont il avait profité pour se relever, la jeune femme poussa un cri strident. Il rangea son rasoir, fit quelques pas rapides dans le brouillard et eut littéralement l’impression que le rideau de brume se refermait derrière lui. S’était-elle relevée ? Le suivait-elle ? Non, il l’aurait entendue. De toute évidence, elle avait gardé suffisamment ses esprits pour se contenter de hurler. Avec la foule qui se promenait sur la place Saint-Marc et la Piazzetta en dépit de la nebbia , il faudrait au moins dix minutes à la police pour arriver sur les lieux.
Bien entendu, il évita de courir. Il ne pressa même pas la cadence. En voyant à ses pieds le mur de soutènement et les gondoles qui tanguaient au gré des flots, il s’arrêta, puis après un instant de réflexion, prit à gauche sur la riva degli Schiavoni. Une longue promenade jusqu’à l’Arsenal était exactement ce qu’il lui fallait. Il avait à peine atteint le ponte della Paglia qu’une solution à ses problèmes lui avait déjà traversé l’esprit.
53
Ce soir-là, les cailles furent servies avec des endives braisées, et comme à l’accoutumée au palais Balbi-Valier, la cuisson était irréprochable. Néanmoins, comme à l’accoutumée aussi, Tron s’était refréné au moment du plat principal afin de garder assez d’appétit pour le dessert qui attendait depuis le début sur un lit de glace pilée. Il s’agissait d’une salade de fruits composée d’ananas et de poires exotiques du nom de mangues, produit de luxe que, s’il fallait en croire la princesse, les Anglais importaient en Europe à bord de leurs clippers chargés de thé.
Une fois que Moussada et Massouda eurent débarrassé et posé devant eux une coupelle en argent remplie de salade de fruits, le commissaire se leva pour entrouvrir la fenêtre. D’ordinaire, on voyait briller dans l’obscurité les lueurs des palais d’en face et les lampes fixées à la proue des gondoles. Ce jour-là pourtant, il n’apercevait qu’une masse aérienne et d’apparence néanmoins compacte, faite d’une myriade de gouttelettes microscopiques. Il tendit le bras à l’extérieur et agita
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