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Requiem sous le Rialto

Requiem sous le Rialto

Titel: Requiem sous le Rialto Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Nicolas Remin
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marrons chauds, de friture ou de moleche , des crabes en mue qu’on jette vivants dans l’huile bouillante. Il aperçut les fenêtres ajourées du Florian sous les arcades des nouvelles Procuraties et, de l’autre côté, celles du Quadri devant lesquelles se tenaient les habituelles grappes d’officiers autrichiens dont les manteaux blancs se détachaient dans le brouillard.
    Le temps avait changé dans l’après-midi. Des nuages bas et filandreux s’étaient formés à l’est de la lagune, puis s’étaient métamorphosés en une masse compacte. La célèbre nebbia de Venise s’était répandue sur la ville à la tombée de la nuit. Dès lors, elle recouvrait la place comme une purée grise et légère qui menaçait d’engloutir l’éclairage public. Tant mieux, pensa-t-il. L’idée qu’elle garde la cité sous son emprise pendant quelques jours n’était pas pour lui déplaire. Non qu’un épais brouillard paralysant résolve un seul de ses problèmes, mais du moins suspendrait-il peut-être le cours des événements jusqu’à ce qu’une idée convaincante lui traverse l’esprit.
    Il se demandait s’il n’avait pas commis une erreur en ne prenant pas le bateau pour Trieste la veille au soir. Il n’aurait eu aucun mal à se procurer une quantité suffisante d’argent liquide et même quelques bijoux. Il savait où les trouver. Sans doute n’aurait-on remarqué le larcin que le lendemain matin, et plusieurs heures encore se seraient écoulées avant qu’on le soupçonne.
    La bête au fond de lui, responsable de cette situation fâcheuse, s’était retirée dans sa tanière en silence. Il n’avait de toute façon jamais compté sur son aide pour le jour où les choses tourneraient mal. Cela étant, pouvait-on dire que les choses tournaient mal ? Oui, vraisemblablement. Les deux ou trois mots prononcés l’avant-veille, cette demi-phrase irréfléchie étaient la corde au bout de laquelle il pendrait s’il ne trouvait pas bientôt une idée. Comment avait-il pu commettre une erreur aussi stupide ? C’était ridicule.
    Une fois passé le campanile, il prit à droite, sans but précis, en direction du môle. Un vent provenant du bassin de Saint-Marc poussait devant lui un nouveau banc de brouillard, pareil à une avalanche d’air gris foncé qui balayait la Piazzetta coincée entre le palais des Doges et la bibliothèque Marciana. Il évalua la visibilité à trois mètres environ. Si la nebbia perdurait – on racontait que, certains hivers, elle se prolongeait pendant plusieurs semaines –, la ville serait pour ainsi dire coupée du monde. Même les trains seraient obligés d’interrompre leur trafic, et le seul moyen de transport resterait, comme aux temps anciens, la gondole.
    Quand il vit une allumette briller devant lui l’espace d’un instant, il s’arrêta. Une deuxième flamme s’éleva avant de s’éteindre à son tour, puis une femme sortit du brouillard obscur. Parce qu’il régnait à cet endroit une intense odeur d’eau saumâtre, il supposa que le quai ne devait pas être bien loin et qu’ils se trouvaient quelque part entre les deux colonnes. Elle était blonde, mais peut-être s’éclaircissait-elle les cheveux. C’est alors seulement qu’il remarqua à ses pieds, collé contre sa robe, un petit chien rondouillard, un carlin. Il détestait les carlins.
    — Elle s’appelle Anita, dit la jeune femme sur un ton de confidence après qu’il lui eut donné du feu.
    Puis elle ajouta :
    — Comme l’épouse de Garibaldi.
    Voilà donc qu’il avait affaire à une patriote, une prostituée qui portait peut-être des sous-vêtements vert, blanc et rouge.
    Le chien fit entendre un aboiement indigné, comme s’il avait lu dans ses pensées, ce qui incita sa maîtresse à se pencher et à le prendre dans ses bras. Lorsqu’elle releva les yeux dans sa direction, elle sourit. Le carlin l’observait lui aussi de ses yeux globuleux couleur de madère. Toutes deux, la femme et la chienne, affichaient la même expression interrogative.
    Et la bête au fond de lui ? Son propre animal de compagnie ? La bête qui aurait dû en vérité pousser un cri d’extase à la vue de cette délicieuse petite chose ? Il s’était attendu qu’elle réagisse, qu’elle sorte de sa torpeur. Il y avait en effet une foule d’hôtels borgnes à proximité et le rasoir dans sa poche était plus affûté que jamais. La bête le savait, ou du moins, elle devait s’en douter. Il était

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