Requiem sous le Rialto
âpre vent du nord balayait la lagune ; on aurait dit qu’il avait chassé l’humidité vers l’intérieur des terres. Sans doute, songea Tron, pouvait-on apercevoir de la terrasse de nombreuses maisons les Préalpes enneigées, un spectacle qui ne cessait de le fasciner.
Une fois dans son bureau, il découvrit sur sa table de travail deux grandes enveloppes marron. La première contenait le rapport du médecin légiste, la seconde les photographies prises par Bossi sur le lieu du crime. Tron réfléchit un bref instant. Était-il bien nécessaire d’ouvrir celle de son adjoint ? Non. Rien ne l’obligeait à s’infliger une nouvelle fois la vue du cadavre entaillé. Il chaussa donc son pince-nez et ouvrit l’autre enveloppe.
Comme il s’y attendait, le rapport d’autopsie confirmait les suppositions du légiste. La femme était encore en vie quand l’assassin lui avait ouvert le ventre. Elle n’était pas morte d’étouffement, mais d’hémorragie. Tron, doué d’une imagination rigoureuse, se posa aussitôt un certain nombre de questions. Combien de temps avait-il fallu pour qu’elle perde connaissance ? Cinq minutes ? Dix ? Était-elle encore consciente quand l’assassin avait procédé à l’opération ? Ou bien s’était-elle déjà évanouie ?
Les marques aux poignets et aux chevilles étaient plus profondes qu’il n’y paraissait la veille, ce qui indiquait que la malheureuse s’était débattue avec l’énergie du désespoir. Il fallait noter aussi que le meurtrier semblait disposer de solides connaissances anatomiques. Découper un foie sans l’endommager n’était pas simple, soulignait le Dr Lionardo. Or l’organe était intact. S’agissait-il d’un médecin ? Pas forcément. Néanmoins, l’observation du légiste permettrait de restreindre le champ d’investigation.
En même temps, qui cherchaient-ils ? Un souteneur qui voulait faire un exemple de manière brutale ? Ici ? Dans le tranquille Venise ? Tron ignorait les pratiques en usage dans la pègre de Paris ou de Londres. Peut-être y éventrait-on les prostituées rebelles à des fins de dissuasion. À Venise, en tout cas, le milieu jouissait d’une longue et respectable tradition. Souteneurs et prostituées se montraient discrets. En échange, les autorités les laissaient vivre en paix. Depuis le début de sa carrière, il n’avait eu connaissance d’aucun incident, en dehors de quelques blessures. Non, vraiment, un crime aussi horrible ne correspondait pas à Venise.
Avait-on alors affaire à un fou ? À un malade extrêmement violent ? Si oui, comment traquait-on un malade mental ? Un criminel dépourvu de motif rationnel ? Quelqu’un qui ne connaissait pas sa victime et pouvait frapper à tout moment ? Il n’en avait aucune idée.
Bossi fit son apparition une demi-heure plus tard. Au rythme dynamique et guilleret de ses pas, Tron devina qu’il venait de remporter un succès.
— Elle fréquentait régulièrement la locanda Zanetto , dit-il. Un serveur l’a aussitôt reconnue et m’a même indiqué son adresse.
— Où ?
— Sur le campo San Biagio. Juste à côté de l’église, pour être plus précis.
— Comment se fait-il qu’il la connaisse ?
— Il habite lui-même sur la place.
— A-t-il pu vous apprendre autre chose sur cette femme ? Avait-elle un souteneur ?
— Je lui ai posé la question, mais il n’en sait rien. Il m’a dit qu’ils ne s’étaient jamais parlé.
— Vous connaissez son nom ?
— Juste son prénom, Gina. Son appartement se trouve au second. Au-dessus d’une pâtisserie.
C’était une maison de deux étages dont la façade s’écaillait et dont les volets verdâtres auraient bien eu besoin d’un coup de peinture. La pâtisserie était ouverte. Le propriétaire confirma que deux jeunes femmes occupaient l’appartement au second. Deux jeunes femmes ? Oui, deux modistes , précisa-t-il sans le moindre sous-entendu égrillard. De toute évidence, le voisinage ignorait de quelle manière la victime gagnait sa vie, ce qui ne laissait pas d’être surprenant dans une ville comme Venise où presque tout se savait.
Bossi dut frapper deux fois à la porte avant d’entendre des pas s’approcher. Le battant s’ouvrit d’un coup, une jeune femme apparut dans l’encadrement. Si elle exerçait la même activité que sa colocataire, cela ne se voyait pas du tout. Elle portait une robe d’intérieur simple, en laine marron,
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