Requiem sous le Rialto
boutonnée jusqu’au cou, et elle avait noué en chignon ses cheveux bruns, presque noirs. En apercevant l’uniforme de l’inspecteur, elle fit une grimace d’effroi et, d’instinct, esquissa un pas en arrière.
Bossi porta la main à son casque. Tron s’inclina avant de demander :
— Mademoiselle… ?
— Querini, répondit-elle.
Elle dévisagea Tron, qu’elle avait aussitôt identifié comme le plus gradé, d’un air méfiant.
— De quoi s’agit-il ?
— Je suis le commissaire Tron. Et voici l’inspecteur Bossi.
Il sourit dans l’espoir de détendre l’atmosphère.
— Pourrions-nous entrer afin de vous dire de quoi il s’agit, mademoiselle ?
Elle ne répondit pas, se contenta de hausser les épaules et s’écarta. En franchissant le seuil, le commissaire jeta un coup d’œil dans l’appartement où il y régnait un si grand désordre qu’il ne pouvait servir que de logement bon marché. Tron imaginait mal les deux locataires y recevoir des hommes.
— Nous venons à cause de Mlle Gina, dit-il, une fois assis dans la cuisine. Nous ne connaissons pas son nom de famille.
Voyant Bossi sortir de sa poche une photographie de la défunte, le commissaire lui fit signe de la ranger.
— Mlle Gina habite ici, n’est-ce pas ?
— Oui, Mlle Calatafimi loge ici, confirma la jeune femme en se penchant au-dessus de la table. Il lui est arrivé quelque chose ?
Tron qui, dans ce genre de circonstances, n’avait jamais aimé servir la vérité en petites tranches, dit d’un ton sobre :
— Elle est morte.
Mlle Querini ramena brusquement la tête en arrière, comme sous l’effet d’une gifle. Ensuite, elle sortit un étui de sa poche, alluma une cigarette et inhala une profonde bouffée. Pour finir, elle demanda en fixant le bout incandescent :
— Un accident ?
— Non. Elle a été assassinée par un homme rencontré à la locanda Zanetto . Le meurtrier est parvenu à s’échapper.
Le commissaire jugea inutile de lui donner de plus amples détails.
— Quelqu’un avait-il une raison de lui en vouloir ?
Mlle Querini tira sur sa cigarette d’un geste nerveux. Tron remarqua que ses mains tremblaient.
— Je l’ignore, dit-elle. Gina ne logeait ici que depuis deux mois.
— Travaillait-elle pour quelqu’un ?
— Elle n’avait pas de maquereau , si c’est ce que vous voulez dire.
— Et elle n’avait pas non plus de… ?
Tron laissa la phrase en suspens, il ne savait pas comment la terminer. Pas de connaissance ? Pas d’amant ? Pas de compagnon ?
Mlle Querini, qui avait remarqué son hésitation, esquissa un sourire.
— D’ami ? Non. Mais elle avait l’intention de raccrocher après le carnaval.
Le commissaire n’était pas sûr d’avoir bien compris.
— Vous voulez dire que… ?
Elle hocha la tête.
— Elle connaissait un homme prêt à l’épouser.
De nouveau, elle sourit.
— Ou, plus exactement, deux hommes prêts à l’épouser.
Cela existait ? Des hommes prêts à épouser une mammola 1 , une professionnelle ? Tron avait du mal à le croire. Certes, ce genre de mariage se pratiquait dans la Venise de la Renaissance, à l’époque où les courtisanes passaient pour des notabilités. Mais cela remontait à plus de trois siècles.
— Ces messieurs étaient-ils au courant du métier qu’elle exerçait ?
La jeune femme hocha la tête.
— Gina les a rencontrés à la locanda . On nous fait assez souvent ce genre de proposition.
Le ton de sa voix et l’expression de son visage révélaient le mépris que celles-ci lui inspiraient.
— Ils étaient tous les deux fous d’elle.
Les commissures de ses lèvres s’abaissèrent dans une grimace de désapprobation.
— Et quand je dis fous d’elle …
— Fous ? Qu’entendez-vous par là ?
— Amoureux fous.
Dans la bouche de Mlle Querini, cette expression faisait penser à pestiféré .
— S’ils avaient pu, ils auraient usé de violence pour l’empêcher de retourner à la locanda .
— Que savez-vous d’eux ?
Elle réfléchit un instant.
— Le premier est italien, l’autre étranger.
— Vous a-t-elle dit d’où venait cet étranger et ce qu’il faisait ici ?
— Elle n’en a jamais beaucoup parlé.
— Et avait-elle une préférence pour l’un des deux ?
Cette fois, la réponse fusa.
— Pour « celui qui restera », a-t-elle déclaré un jour.
Bossi fronça les sourcils.
— Qu’est-ce que cela veut
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