Requiem sous le Rialto
dire ?
— Les deux hommes se connaissaient. Elle n’aurait pas été surprise, m’a-t-elle avoué, que l’un des deux élimine l’autre.
Mlle Querini tira encore sur sa cigarette et souffla la fumée en direction du plafond avant de poursuivre :
— Pour ma part, je crois qu’elle avait déjà fait son choix.
— Pour lequel ?
— Pour l’étranger. Elle voulait s’en aller. Rien ne la retenait à Venise.
À l’entendre, on se doutait qu’il n’y avait pas grand-chose non plus qui la retenait en ville.
— C’est tout ce que vous pouvez nous apprendre sur ces deux hommes ?
— Je crains que oui.
— Mlle Calatafimi avait-elle de la famille à Venise ?
Elle réfléchit quelques secondes et oscilla du chef.
— En tout cas, elle ne m’en a jamais parlé.
Tron se leva.
— Pourrions-nous jeter un coup d’œil dans sa chambre ?
Mlle Querini, heureuse que la visite de la police touche à sa fin, acquiesça.
— Je vais vous montrer le chemin.
La pièce se trouvait à l’autre extrémité du couloir. Le mobilier se réduisait à une petite table supportant un coffret en bois, une armoire, une chaise et un lit. Le seul luxe se limitait à des rideaux à fleurs et à une peau de bête servant de descente de lit. Tron ouvrit aussitôt le coffret dans l’espoir d’y découvrir des objets personnels. Hélas, il ne renfermait que quelques accessoires de maquillage, un peigne et une brosse à cheveux. Pas de lettres, pas de photographies, rien d’intéressant. On aurait dit la chambre d’un fantôme.
Bossi ouvrit l’armoire. Elle ne contenait qu’une demi-douzaine de robes usées, un peu de linge et deux paires de chaussures. C’était le logement d’une jeune femme qui, comme la plupart des prostituées de Venise, avait du mal à joindre les deux bouts. Pas étonnant qu’avec une activité aussi peu lucrative elle ait songé à – quelle était l’expression utilisée par Mlle Querini, déjà ? – à raccrocher .
1 - Une « violette », terme utilisé dans la seconde moitié du XV e siècle pour désigner les prostituées. ( N.d.T. )
12
— Un crime passionnel, alors ? demanda Bossi lorsqu’ils furent redescendus sur le campo San Biagio pour rejoindre la riva degli Schiavoni où les attendait la gondole de police.
Tron s’arrêta et releva le col de sa redingote. Une bourrasque de vent glacial balayait la place.
— Il l’a d’abord à demi étranglée, répondit-il, puis tailladée au rasoir. On dirait quasi Othello. C’est très vénitien.
Soudain, son assistant laissa tomber une remarque inattendue.
— Othello était-il fou ?
Comment ? Tron fut surpris que l’inspecteur Bossi, dont les centres d’intérêt relevaient plutôt du domaine technique et qui, à ses heures de loisir, lisait des romans de midinette, connût l’histoire du Maure de Venise. Mais surtout, il fut surpris par la justesse de cette question. Othello était-il fou ? Et, de manière générale, pouvait-on parler de fous chez Shakespeare ? Lady Macbeth était-elle folle ? Et Hamlet ? Était-il fou, à bien y réfléchir ? Tron mit de l’ordre dans ses pensées et déclara :
— Entre étouffer sa femme et bâillonner une prostituée pour lui découper le foie, il y a quand même une différence. Othello n’était pas fou. Peut-être un peu exalté, mais pas fou.
Puis il ajouta :
— Encore faut-il se fier aux déclarations de Mlle Querini.
— Vous pensez qu’elle nous a menti ?
— Non, je ne crois pas. En revanche, elle pourrait avoir légèrement exagéré.
— Son histoire de soupirants relève de la fanfaronnade, à votre avis ?
— On pourrait le dire ainsi. Peut-être souhaitait-elle seulement avoir elle aussi des hommes prêts à l’épouser. Et à force de le souhaiter, elle s’en est convaincue.
— Comment allons-nous procéder maintenant ?
— Il faut identifier les deux hommes. Le Vénitien et l’étranger.
— Pour cela, nous pouvons montrer la photographie à la locanda , suggéra Bossi. Mais que se passera-t-il si personne n’est en mesure de nous aider ? J’ai probablement eu beaucoup de chance que le serveur connaisse l’adresse de Mlle Calatafimi.
— Dans ce cas, nous classerons provisoirement l’affaire.
— À moins que l’un des deux hommes, l’innocent, ne se présente à la police ! objecta l’inspecteur.
Tron fit une grimace sceptique.
— L’hypothèse d’un meurtre passionnel est une
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