Requiem sous le Rialto
avait su que, cette fois, il avait perdu. Évidemment, son maître avait observé sa maladresse avec attention ; il s’était même arrêté pour ne rien manquer du spectacle. Les commissures de ses lèvres avaient esquissé un sourire ; en même temps, il avait aboyé un ordre et secoué la tête.
Il demeura un moment ainsi, au bord du mur de soutènement, à cligner des yeux vers le ciel gris au-dessus du canal de la Giudecca. Il émit un bref ouah, ce qui signifiait à peu près « bah… ». Ensuite, il s’ébroua, comme si la seule vue de l’eau l’avait mouillé, et il reprit son chemin vers la Douane de mer en trottinant d’un pas tranquille. Son but était un petit escalier où la marée déposait parfois des poissons morts. Des poissons encore tout à fait comestibles, à condition bien sûr de devancer les mouettes.
Arrivé en haut des marches, il s’arrêta, le regard fixe, les oreilles dressées. Gagné ! Il poussa un aboiement joyeux et se mit à remuer la queue à toute allure. Un énorme poisson était coincé entre la dernière marche et un pieu en bois sortant de l’eau. Il descendit avec prudence et baissa la truffe vers le poisson. La partie émergée, posée sur la pierre, ressemblait à la patte blême et glabre avec laquelle son maître lui tapotait le crâne de temps à autre. À vrai dire, elle ne dégageait pas cette odeur caractéristique des poissons. Par précaution, il renifla de nouveau. Soudain, une odeur lui envahit le museau, si horrible que ses poils se hérissèrent et qu’il se mit à grogner par réflexe.
D’un bond, il regagna le quai et fit quelque chose qu’il ne faisait presque jamais, puisque cela lui valait toujours un coup de pied dans les côtes. Il s’assit sur son arrière-train et leva la tête vers le ciel. Puis il ouvrit la gueule, comme pour mordre la couche de nuages, et hurla à la mort.
Les cloches de la Salute venaient de sonner deux coups quand Tron et Bossi débarquèrent de la gondole de police amarrée à la fondamenta degli Incurabili. L’air humide annonçait de la pluie, le ciel au-dessus de la ville était chargé de nuages couleur ardoise. Un bateau à aubes battant pavillon grec laissait une traînée d’écume dans son sillage. Tron se demanda malgré lui ce qui se passait quand un cadavre à la dérive se prenait dans les palettes d’un navire.
Ils avaient accosté à l’endroit précis où la mer avait déposé le corps, c’est-à-dire en bas des sept marches menant au quai. Des algues vertes rendaient l’escalier aussi glissant qu’une plaque de verglas, si bien qu’il mettait un pied devant l’autre avec circonspection.
Bossi et lui avaient appris qu’un promeneur venait de découvrir un cadavre sur les Zattere alors qu’ils mettaient la dernière main au rapport destiné à leur supérieur. Ils étaient convenus que le mieux était de se limiter à la simple description des faits en tournant néanmoins la chose de telle manière qu’un lecteur attentif pût en tirer la conclusion évidente qu’il ne s’agissait pas d’un meurtre, mais d’une sorte d’accident.
C’était le sergent Caruso, en faction au poste de police sur la place Saint-Marc, qui leur avait transmis la nouvelle. Tron supposait que le message d’origine avait subi quelques modifications incontrôlées, comme par le bouche-à-oreille, car il n’avait pas réussi à savoir si la victime était une femme ou un homme, ni s’ils avaient affaire à un crime ou à une simple noyade. Par mesure de prudence, il avait aussitôt envoyé Caruso prévenir le Dr Lionardo. Et, dès que Bossi eut rassemblé son matériel photographique – ce qui avait bien pris une demi-heure –, ils avaient embarqué dans la gondole de police.
Le corps gisait à présent sur les dalles grises du quai, juste à côté de la marche supérieure. Le médecin légiste, qui s’était manifestement mis en route sans tarder, était déjà sur place, à genoux devant le cadavre. En voyant arriver le commissaire, il se releva et le salua d’un mouvement de la tête.
Bossi s’arrêta quelques mètres plus loin et se mit à déballer son matériel en évitant de tourner les yeux vers le cadavre. Le commissaire pouvait comprendre pourquoi il préférait ne le fixer qu’à travers l’objectif de son appareil, à l’abri sous le tissu noir. Les corps repêchés n’offraient jamais une vue bien réjouissante. Celui-ci ne faisait pas exception à la règle.
Du moins
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