Requiem sous le Rialto
son supérieur parviendrait à écarter ces meurtres des statistiques. Mais ce qu’il savait, c’est qu’il le tiendrait pour responsable des crimes.
Ses visites matinales au Florian suivaient un rituel immuable. Il arrivait à neuf heures et demie, les derniers manuscrits de l’ Emporio della poesia sous le bras. Après avoir examiné les gâteaux, il passait une heure et demie dans le salon mauresque, non sans surveiller les clients qui franchissaient le seuil. Apportaient-ils des journaux étrangers ? S’imaginaient-ils que les autorités toléreraient sans broncher la lecture de gazettes subversives ?
Vers onze heures, alors que la plupart des tables étaient occupées, un sergent en uniforme traversait la place Saint-Marc et faisait le tour du café en sa compagnie. Les étrangers ne protestaient presque jamais quand il leur expliquait que le décret relatif à la censure impériale interdisait l’introduction de journaux étrangers et qu’il devait par conséquent les confisquer au nom de Sa Majesté.
Ce jour-là, la pêche avait été bonne. Sur sa table s’étalaient Le Moniteur , le Times , le Kreuzzeitung et la Revue de Marseille . Le tout pour rien ! Un vrai bonheur pour un lecteur de journaux aussi assidu que lui. Il commença par le Times et aperçut en page deux un article intitulé « Massacre à Castelvetrano ». Des troupes piémontaises avaient poursuivi des insurgés qui avaient réussi à leur échapper. En guise de représailles, le commandant de l’unité en question avait ordonné une action punitive exemplaire dans la ville toute proche de Castelvetrano. Bilan : une centaine de civils avaient été massacrés. La moitié d’entre eux étaient des femmes et des enfants. Tron, horrifié, branla du chef.
Que la population était heureuse à l’époque où Garibaldi avait chassé les Bourbons et que leurs anciens sujets étaient devenus citoyens d’une Italie unifiée ! Liberté ! Autonomie ! Baisse des impôts ! Depuis que le Mezzogiorno était gouverné par Turin, au contraire, les contributions n’avaient cessé d’augmenter, sans compter qu’on les recouvrait avec une extrême violence. Il n’y avait donc rien d’étonnant à ce que le Sud se révolte ouvertement. En vérité, songea Tron, ces expériences auraient dû ôter à tout Vénitien ayant un peu de bon sens l’envie de passer sous le joug de Turin. Parfois, il se demandait si le monde n’était pas devenu fou.
L’homme à la table voisine, par exemple. Il avait le front fuyant et soufflait de ses lèvres épaisses sur un brodo di pesce fumant que le serveur venait de lui apporter – la soupe de poisson au safran n’était bonne que brûlante. Une cocarde tricolore pendait au revers de sa veste. Elle n’était pas très grande, mais on reconnaissait sans mal les couleurs du drapeau italien : vert, blanc, rouge. Le commissaire ne put s’empêcher de penser à l’article du Times : « La moitié d’entre eux étaient des femmes et des enfants. » Alors il sentit son pouls s’accélérer.
Il se leva d’un bond et s’avança vers la table voisine sans savoir ce qu’il comptait faire. À peine avait-il sorti sa plaque de la poche de sa redingote qu’une main lui tapota l’épaule.
— Commissaire ?
Il fit volte-face et aperçut Bossi qui le salua de façon réglementaire. Tron leva les yeux au ciel et soupira.
— Qu’y a-t-il, inspecteur ?
— Nous avons identifié le cadavre de la fondamenta degli Incurabili.
Le commissaire eut du mal à passer du mangeur de soupe avec son front fuyant au cadavre repêché dans la lagune. « La moitié d’entre eux étaient des femmes et des enfants. » Au fond, pensa-t-il, le meurtrier qu’ils poursuivaient n’était pas bien méchant. C’était du menu fretin. Les tueurs vraiment dangereux portaient l’uniforme. Et on les décorait pour les récompenser de leurs crimes. Il s’éclaircit la gorge.
— Comment ?
— Le gondolier et la femme de chambre se sont présentés au commissariat central pour signaler sa disparition, expliqua Bossi à voix basse.
— Aussi tard ?
— Ils ont hésité à prévenir la police.
— Pourquoi ?
L’inspecteur eut un sourire un coin.
— Parce que Livia Azalina – c’est le nom de la victime – était une professionnelle.
— Une professionnelle aurait un gondolier et une femme de chambre à son service ?
Bossi acquiesça.
— Elle ne recevait que des hommes de la haute
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