Requiem sous le Rialto
Une goutte luisante s’était figée au bord de la plaie ; il l’avait vue grossir avec effroi et, enfin, glisser vers le matelas.
Avait-il perdu brièvement connaissance devant ce spectacle d’horreur ? Il n’aurait su le dire. Il se souvenait juste qu’il était tombé à genoux devant le lit et avait écouté les bruits étranglés qui lui sortaient de la gorge. Un peu plus tard, il s’était relevé tant bien que mal, s’était approché de la fenêtre d’un pas chancelant et avait respiré une bouffée d’air frais. Pour finir, il avait quand même tiré le couvre-lit sur le corps de la femme, d’une main tremblante. Puis il avait quitté la chambre, descendu l’escalier et bel et bien réussi à passer devant le réceptionniste sans tituber comme un ivrogne ou, pire, trébucher. Sa fuite résultait-elle d’une décision consciente ? Non, sur le moment, il était incapable d’une seule idée claire.
Il ne savait plus comment il était revenu au Regina e Gran Canal . S’était-il retourné à tous les coins de rue pour vérifier que l’homme croisé dans la chambre 27 ne le suivait pas ? L’homme qui, selon toute probabilité, avait la malheureuse sur la conscience. Cela aussi, il l’ignorait. Il n’avait recouvré ses esprits qu’une fois à la réception de l’hôtel. Et encore, on pouvait difficilement prétendre que son entendement eût marché à la perfection.
Zuckerkandl laissa la mallette à échantillons ouverte sur la table de toilette et revint s’asseoir sur le bord du lit. La chambre était située au rez-de-chaussée. Il sentait le froid s’infiltrer par les murs fissurés, un froid humide qui empêchait les manchettes imbibées de sang de sécher, bien que qu’il eût accroché la chemise à deux patères. Certainement serait-il plus malin de jeter cette pièce à conviction dans un canal.
Aurait-il pourtant la force de sortir, même pour chercher un café où il ferait bon ? De traverser le quartier mal famé où se trouvait l’ Albergo della Fava pour rejoindre la place Saint-Marc ? De supporter à nouveau les regards méfiants de l’employé quand il déposerait sa clé à la réception ? Combien de temps faudrait-il pour que la nouvelle du crime commis à la pension Seguso se répande dans le milieu ? Pour qu’on apprenne que le fou responsable de ce carnage était toujours en liberté ? Et que se passerait-il si le réceptionniste… ?
Non, nier les faits n’aurait eu aucun sens. Les preuves paraissaient écrasantes. Soudain, il écarquilla les yeux qu’il venait de fermer sans le vouloir et son regard tomba sur la mallette béante. Mon Dieu, les scalpels ! Il n’avait pas encore mesuré à quel point cette mallette aggravait son cas ! Il se précipita vers la table de toilette pour rabattre le couvercle quand on frappa à la porte. Ciel ! Il était fait comme un rat ! Il s’immobilisa, se raidit et respira à fond.
Lorsqu’il s’avança vers la porte, il constata avec surprise que son arrestation imminente lui procurait un véritable soulagement. Mais ce n’était que la femme de chambre qui venait faire son lit et lui apporter la cruche d’eau chaude réclamée le matin. Vu qu’elle était maquillée comme une catin, il supposa qu’elle ne travaillait pas seulement comme femme de chambre à l’ Albergo della Fava et repensa à sa mère qui l’avait toujours mis en garde contre le beau sexe.
23
Lorsque Tron entra au café Florian le lundi suivant, il avait déjà lu la Gazzetta . Il n’y avait pas trouvé d’article sur le meurtre à la pension Seguso , mais on ne pouvait exclure qu’il en parût un le lendemain. Bossi et lui avaient passé les deux derniers jours à enquêter sur la victime et avaient même obtenu quelques résultats. Lucrezia Venezia s’appelait en réalité Julia Dossi. Elle venait bien de Castello et racolait en général au Mulino rosso . Elle n’avait pas de souteneur, travaillait à son propre compte et recevait soit chez elle, soit à la pension Seguso . Tron supposait qu’elle avait rencontré les deux derniers clients sur son lieu de travail habituel, mais leur enquête sur place n’avait rien donné. Trop d’hommes y portaient des loups noirs en cette période de l’année.
Au fond, ils n’avaient donc pas avancé d’un pouce. Leur seule certitude était qu’un fou sillonnait la ville et pouvait frapper de nouveau à tout moment – une vision cauchemardesque. Tron ignorait combien de temps
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