Requiem sous le Rialto
société. Elle a envoyé un télégramme de la gare de Vérone pour annoncer son heure d’arrivée. Sauf qu’elle n’est jamais arrivée.
— Quel jour était-ce ?
— Dimanche, il y a une semaine. Elle a pris le train de nuit. Et on a repêché son corps sur les Zattere jeudi dernier. Le Dr Lionardo estimait qu’il était resté dans l’eau pendant trois à quatre jours. Les dates concordent.
— Est-ce la seule raison pour laquelle vous croyez qu’il s’agit de cette Mlle Azalina ?
L’inspecteur secoua la tête.
— Non. J’ai montré le bracelet aux deux domestiques. Ils l’ont aussitôt reconnu.
— Donc, cette dame est montée dans le train à Vérone et n’est jamais arrivée à destination parce qu’elle…
Tron s’interrompit. Les bruits de l’homme mangeant sa soupe le perturbaient.
— … a été assassinée dans son compartiment, conclut son adjoint à sa place.
Tron hocha la tête.
— Ensuite, l’assassin a jeté le corps dans la lagune parce qu’il n’avait pas envie de descendre d’un wagon où l’on risquait de découvrir un cadavre quelques minutes plus tard.
Il fixa son subalterne.
— Ce qui signifie que l’homme qui a commis le crime sur la gondole et celui de la pension Seguso , en admettant que ce soit bien le même, est revenu de Vérone par le train de nuit de dimanche il y a huit jours.
— Ce n’est pas tout, dit Bossi.
— Quoi d’autre ?
— Un homme s’est également présenté au poste de police place Saint-Marc. Il dit savoir des choses sur le crime de la pension Seguso .
— Vous a-t-il fourni des informations plus précises ?
L’inspecteur fit non de la tête.
— Il veut vous parler en personne, commissaire. Il prétend vous connaître. Il s’appelle Muratti.
Tron réfléchit un instant.
— Un petit gros ?
— Petit, gros et sale, confirma Bossi.
— Muratti possède un hôtel à proximité du Rialto.
Alors qu’il s’apprêtait à s’éloigner, le commissaire jeta encore un coup d’œil par-dessus son épaule. L’homme au front fuyant et à la cocarde tricolore continuait de souffler sur sa soupe. Soudain, Tron eut le sentiment qu’il devait faire quelque chose avant de quitter les lieux. Il savait même quoi. Malgré la cocarde tricolore, il savait qu’il pouvait compter sur son adjoint.
— Un instant, inspecteur.
Tron se retourna sans hâte. Puis il sortit pour la seconde fois sa plaque de la poche de sa redingote et dit à l’inconnu :
— Si vous ne restez pas assis, nous vous arrêtons.
L’homme releva la tête et le fixa, la mine interloquée. Le commissaire observa les sillons que le peigne avait tracés dans ses cheveux noirs et gras.
— Qu’est-ce que je dois faire ?
Tron sourit.
— Tout simplement rester assis.
Un gargouillement sortit des lèvres de l’inconnu qui haussa les épaules.
— Mais je suis déjà assis.
Avait-il un accent piémontais ? Un accent rappelant un peu le français ? Se pouvait-il que cet individu vienne de Turin ? Le commissaire afficha un large sourire.
— Nous pourrions vous mettre sous les verrous pendant quatre jours avant qu’un juge s’intéresse à votre cas. Et c’est exactement ce que nous ferons si vous essayez de vous lever.
Il se tourna vers son subalterne, debout à côté de lui. Avec les étoiles reluisantes sur ses épaulettes, il semblait incarner le pouvoir de l’État.
— N’est-ce pas, inspecteur ?
Bossi, qui l’observait d’un air soucieux, se contenta d’acquiescer en silence. Tron eut l’impression qu’il connaissait le mangeur de soupe. Mais il était maintenant trop tard pour reculer. Tout à coup, on aurait dit qu’une bête sauvage écumait de rage à l’intérieur de lui et s’apprêtait à le dévorer s’il ne la libérait pas de ses chaînes. Il n’avait pas le choix. « La moitié d’entre eux étaient des femmes et des enfants. » Il s’empara de l’assiette fumante et la tint au-dessus de l’inconnu. Juste avant de la retourner, il se demanda s’il n’était pas devenu fou, lui aussi.
24
— Pendant un moment, j’ai cru que vous alliez pour de bon lui renverser l’assiette de soupe sur la tête, déclara Bossi quelques minutes plus tard, alors qu’ils étaient de nouveau à l’air libre. Votre visage avait une telle expression de rage !
Ils avaient quitté le Florian pour rejoindre le poste de police. La température avait fraîchi. Une épaisse couche de nuages
Weitere Kostenlose Bücher