Requiem sous le Rialto
d’accord, demanda Tron, pour dire qu’il s’agit selon toute vraisemblance du même assassin que lors les meurtres de Mlle Calatafimi et de l’inconnue repêchée sur les Zattere ?
Bossi acquiesça.
— Oui, cela m’en a tout l’air.
— Combien de temps le second client est-il resté en haut ?
L’inspecteur dut réfléchir un instant.
— Si M. Bon ne ment pas, tout au plus un quart d’heure.
— Vous êtes aussi d’accord avec moi, reprit le commissaire, pour dire que l’assassin aurait du mal à exécuter son atroce rituel en moins d’un quart d’heure. Par conséquent, je pense que c’est le premier client qui a tué Mlle Lucrezia.
— Le deuxième aurait donc découvert le cadavre et préféré prendre la poudre d’escampette ?
— Après avoir cogité sur l’attitude à adopter, précisa Tron. Au bout du compte, il a jugé plus malin de disparaître sans un mot. Peut-être un homme marié qui ne voulait pas de complication.
Bossi soupira.
— Que faisons-nous ?
— Grassi est hors de cause, récapitula le commissaire. À la place, nous avons un fou qui se promène dans Venise, éventre des jeunes femmes et qui est peut-être déjà à la recherche d’une nouvelle victime.
Bossi écarquilla les yeux avec effroi.
— Cela existe ? Des gens qui tuent pour le plaisir ? De manière bestiale ? Sans motif rationnel ?
Son expression manifestait une certaine fascination. Tron haussa les épaules.
— Pensez aux histoires de loups-garous et de vampires. On les a inventées pour expliquer des crimes que personne n’arrivait à comprendre, des crimes si horribles qu’on avait du mal à croire qu’un homme puisse les avoir commis.
— Et comment allons-nous l’attraper ? Tout ce que nous savons, c’est qu’il est de taille moyenne, qu’il a un accent étranger et qu’il porte un loup noir.
Le commissaire secoua la tête.
— Non, nous avons un peu plus d’informations. Nous savons qu’il possède de solides connaissances en anatomie et qu’il ne tue pas de façon impulsive. Le crime sur la gondole et celui de la pension, au moins, ont été planifiés avec sang-froid.
— Militairement , vous voulez dire ? s’exclama Bossi.
— Vous pensez au colonel ?
Bossi hocha la tête.
— Dans ce cas, dit Tron, cette affaire relèverait de l’armée. Le problème, c’est que nous ne disposons pas de la plus légère preuve.
Bossi s’absorba dans ses pensées avant de déclarer :
— Savez-vous où habite le colonel ?
— D’après Spaur, il loge chez Toggenburg.
— Au palais Benzon ?
— Stumm passe pour être le protégé du commandant de place. Il paraît même qu’ils prennent le petit déjeuner ensemble.
— Peut-être pourrions-nous quand même…
Tron interrompit son adjoint d’un geste de la main.
— Surveiller le colonel ? Si jamais quelqu’un l’apprend, nous sommes perdus.
— Que faire, alors ?
— Pour commencer, identifier cette femme, répondit le commissaire. Ensuite, nous verrons bien. Au fait, ajouta-t-il, nous savons encore autre chose à propos de l’assassin : il doit être très vaniteux. Il a caché le foie dans le tiroir de la table de chevet pour se moquer de nous. Il veut démontrer qu’il est plus malin que la police de Venise. J’imagine qu’il rêve d’un article dans la Gazzetta . Avec mon nom en toutes lettres.
— C’est déjà fait, lâcha l’inspecteur.
Tron tourna brusquement le visage.
— Pardon ?
Son assistant prit un air malheureux.
— Trois colonnes en page deux. Intitulées : « Crime brutal dans une gondole ». Et on peut y lire votre nom.
Le commissaire fut tout à coup envahi par une sensation de chaleur. Puis aussitôt, de froid. Et à nouveau de chaleur.
— D’habitude, la censure interdit ce genre d’article. Surtout en période de carnaval ! Quelqu’un a dû intervenir.
Il expira profondément.
— Que va dire Spaur de toute cette affaire ?
En fait, il le savait parfaitement.
— Le baron est parti ce matin à Vérone, en compagnie de son épouse, poursuivit-il d’une voix morne. Il revient lundi après-midi. À ce moment-là, il lira la Gazzetta et nous devrons lui apprendre qu’un troisième meurtre a eu lieu.
Il ferma les yeux, excédé.
— Si cette nouvelle n’est pas déjà dans le journal, elle aussi.
22
Ignaz Zuckerkandl se leva de son lit qui grinçait, releva le col de sa redingote et s’efforça de ne pas prêter
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