Requiem sous le Rialto
du campanile, ne plaisantait pas.
Arrivée devant le palais des Doges, Carla Dolci s’arrêta dans le halo blafard d’un bec de gaz et alluma une cigarette. Une mince colonne de fumée s’éleva avant de se dissiper dans la brume nocturne. Quand un passant masqué lui jeta un regard, la jeune femme se sentit mal à l’aise. S’était-elle laissé gagner par la nervosité de ses collègues ? Elle n’aurait pu juré le contraire.
Depuis quelques jours, toutes leurs conversations tournaient naturellement autour d’un seul sujet : le fou qui avait sévi dans la gondole et à la pension Seguso avait-il pris le large ou continuait-il de rôder dans Venise ? Une moitié des victimes potentielles se disait persuadée qu’il avait quitté la ville tandis que l’autre croyait qu’il y séjournait toujours et qu’il pouvait de nouveau frapper à tout moment. Une question non moins controversée concernait la couleur des cheveux. Était-ce une pure coïncidence si les deux malheureuses étaient blondes, ou les brunes étaient-elles hors de danger ? S’il ne s’en prenait réellement qu’à des blondes, elle avait intérêt à redoubler de prudence.
Cependant, Carla Dolci avait sa petite théorie depuis longtemps. Pour elle, il ne faisait aucun doute que l’assassin avait quitté la ville et que c’était un hasard s’il avait tué deux blondes. Par conséquent, il n’y avait aucune raison de prendre des congés en plein carnaval, d’autant que les prix avaient monté d’un quart en l’espace de quelques jours. La veille, un de ses clients avait même employé le terme de prime de risque qu’elle n’avait jamais entendu jusque-là. Au bout du compte, elle avait toute raison de se réjouir. Après un court moment de réflexion, elle résolut d’aller tenter sa chance au Stella .
Une heure plus tard, Carla Dolci refermait derrière elle la porte d’une chambre à l’ Imperiale en se félicitant de la rapidité avec laquelle l’affaire avait abouti. Le Stella était bondé, elle n’avait eu que l’embarras du choix. Elle s’était donc décidée en faveur d’un client d’âge moyen qui n’avait pas mauvaise haleine. Le fait qu’il portait un loup noir la laissa froide. Un homme sur deux au Stella était masqué. Son accent étranger ne l’inquiéta pas non plus outre mesure. Beaucoup de clients parlaient italien avec un accent. M. Crespi, en revanche, lui avait adressé un regard soucieux au moment de lui tendre la clé. Mais cela n’avait rien d’étonnant car le réceptionniste appartenait à la fraction convaincue que le tueur de la gondole errait toujours dans la cité.
Quand bien même c’eût été vrai, songea-t-elle avec amusement, il n’oserait jamais l’attaquer dans sa chambre. L’homme qui venait de retirer son loup paraissait absolument inoffensif. Son front, son nez, son menton, sa bouche ne méritaient qu’un qualificatif : banals . Il se tenait devant elle, raide comme la justice. Voulait-il se faire passer pour un officier en civil ? De nombreux pékins recouraient à cette astuce. En général, ils avaient juste l’air ridicule.
Après avoir enlevé sa redingote, il s’assit sur le lit, en bras de chemise, dos au mur. Sur la table à côté de lui se trouvait la bouteille de champagne incluse dans le prix. Le ton militaire qu’il se crut obligé d’adopter n’était pas moins ridicule que le reste de son attitude.
— Ramassez-moi ça et accrochez-la à un cintre ! ordonna-t-il avec un geste en direction de sa redingote tombée par terre.
Compte tenu de ce qui figurait au programme, elle trouva ce ton un peu brusque. Mais s’il avait besoin de cela, pourquoi pas ? Deux semaines plus tôt, un client avait exigé d’elle qu’elle se mît au garde-à-vous et le saluât – dans une tenue plus que légère. Vingt fois de suite. Bien entendu, ils s’étaient mis d’accord au préalable sur le coût de cette prestation supplémentaire.
Elle se pencha tout en renonçant à son sourire professionnel – les recrues dans la cour d’une caserne ne sourient pas. Puis elle souleva la redingote et se dirigea vers l’armoire à pas lents.
Certainement, se dit-elle plus tard, n’aurait-elle jamais découvert le rasoir si, au moment de le suspendre, le vêtement ne lui avait pas échappé des doigts. En voulant le relever, elle remarqua un petit objet étroit, pas plus long que la main, qui se dessinait sous le tissu de la poche extérieure. Le dos
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