Requiem sous le Rialto
également sûr d’avoir évoqué le nom du prêtre et commençait à se demander si son chef l’avait écouté. Cependant, l’expression d’étonnement sur le visage de Spaur s’était encore renforcée.
— Un curé aux airs d’érudit qui parle vénitien comme un enfant du pays ?
— Et dont le chat fait penser à un lion, confirma Tron. Pourquoi ? Il n’est pas de Venise ?
— Non, il est né à Vienne, mais il vit ici depuis 1848. C’est cette année-là qu’il a changé de métier. Et de nom.
Le commissaire fronça les sourcils.
— Que faisait-il auparavant ?
— Il était officier dans l’armée autrichienne, répondit Spaur. Il s’appelait le sous-lieutenant Holenia, du régiment de dragons Maria Isabella.
Tron mit quelques secondes à enregistrer les paroles du baron.
— Ainsi, le père Jérôme appartenait au même régiment que…
Son supérieur acquiesça.
— … que Stumm von Bordwehr.
— Dans ces conditions, le colonel pourrait lui avoir rendu visite et lui avoir dérobé une clé.
Spaur roula les yeux.
— Après avoir pu se dire que, pour changer, il pourrait commettre un crime dans une église ? Cela fait trop de pourrait , commissaire ! Je ne sais même pas s’ils servaient dans ce régiment à la même époque. Peut-être ne se sont-ils jamais rencontrés.
— Ce ne serait pas la seule piste qui mène à lui, insista Tron. Nous avons à présent identifié la femme repêchée sur les Zattere. Elle a été assassinée dans le train de Vérone dans la nuit de dimanche à lundi, il y a huit jours. Or le colonel voyageait dans ce train.
Le commandant secoua la tête.
— Au départ, vous aviez une piste qui menait à Grassi, puis vous en avez trouvé une autre qui menait à Zuckerkandl.
Il tira sur son col de chemise du geste nerveux d’un homme au bord de l’explosion.
— Non, commissaire, je ne crois plus à vos pistes. Nous avons affaire à un fou. Pas à un officier de l’armée impériale !
Il se leva, s’approcha de la fenêtre d’un pas vacillant et aspira profondément plusieurs bouffées d’air frais. Une fois revenu dans son fauteuil, il posa la question décisive :
— Notre homme va-t-il de nouveau frapper ? Ou bien est-il en fuite ?
— Bossi m’a posé exactement la même question, remarqua Tron.
— Et que lui avez-vous répondu ?
— Qu’il va de nouveau frapper.
— Pourquoi ?
— Parce qu’il est vaniteux et fou. Et parce qu’il sait que nous ne pouvons pas poster un agent derrière chaque prostituée.
29
La robe en soie aux reflets verts dans la vitrine avait un corsage cousu de minuscules perles qui brillait d’un éclat irrésistible dans la lumière des lampes à pétrole. Situé à côté du café Quadri , Petrucci était le magasin de mode à Venise où il fallait se rendre – du moins, pensa Carla Dolci, quand on en avait les moyens.
Derrière le mannequin recouvert de velours, on apercevait à travers un petit rideau un couple élégant en train de discuter avec un des vendeurs. La dame rit, Carla Dolci se demanda si elle aussi aurait un jour l’argent nécessaire pour plaisanter avec le personnel de Petrucci. Elle calcula qu’elle devrait travailler au moins un an pour s’offrir une robe pareille, ce qui signifiait qu’elle ne pourrait jamais s’en payer une.
Elle s’écarta pour céder la place à une dame et un monsieur qui s’approchaient. Au moment où elle se retourna, son regard croisa celui d’un homme qui eut le toupet de lui adresser un clin d’œil. Avait-il deviné comment elle gagnait sa vie ? À quoi ? Peut-être à son maquillage un peu trop lourd. Ou à ses cils un peu trop longs pour être vrais. Probable. D’un autre côté, quel sens cela aurait-il eu qu’on ne sache pas tout de suite dans quel secteur d’activité elle travaillait ? Elle ne pouvait quand même pas se promener avec ses tarifs affichés sur une pancarte autour du cou.
Elle s’engagea sur la place en faisant ce qu’elle savait faire le mieux, c’est-à-dire se déhancher et adresser des regards langoureux aux hommes seuls. Bien entendu, elle agissait ainsi plus ou moins par automatisme car jamais elle n’aurait eu l’idée de racoler ici, surtout un soir de février où une douceur étonnante avait rameuté la moitié de Venise sur la place Saint-Marc. Dans son métier, c’était une zone interdite. Sur ce point, le fringant inspecteur Bossi, qui dirigeait le poste de police au pied
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