Requiem sous le Rialto
tourné vers le lit, elle glissa l’index dans la poche et en sortit l’objet. Bien qu’elle masquât la lumière de la lampe à pétrole posée sur la table de chevet, elle l’identifia : c’était un instrument en bois, fendu dans le sens de la longueur, avec une charnière à l’une des deux extrémités. Aussitôt, elle comprit qu’il s’agissait d’un rasoir. Son esprit tomba soudain en chute libre. Un rasoir .
Seul le Ciel pourrait dire pourquoi elle résolut malgré tout de ne pas se précipiter hors de la chambre en hurlant. Tout à coup, elle sut ce qui lui restait à faire, ce qui ne signifiait pas qu’elle n’eût pas peur ou que son cœur ne battît pas la chamade. Au contraire, quand où elle se retourna, elle sentit ses jambes flageoler. Pourtant, elle parvint à faire les quelques pas qui la séparaient de la tête du lit sans vaciller. Là, elle réussit à s’emparer de la bouteille de champagne et même à sourire. L’homme s’était à moitié redressé et fixait alors son visage. C’est pourquoi il lui échappa qu’elle tenait la bouteille par le col, telle une massue.
Elle souriait toujours quand la bouteille s’abattit sur son front et vola en éclats, comme lors du baptême d’un navire. L’homme heurta de la tête le montant du lit, puis son buste bascula sur le côté. Du sang coulait sur l’oreiller. Les yeux clos, il râlait. Bientôt, le râle se mua en une respiration plate et irrégulière. Si la bouteille était restée intacte, la femme l’aurait peut-être frappé une seconde fois, pour la beauté du geste en quelque sorte. Mais cela n’aurait pas été une bonne idée, ainsi qu’il s’avéra par la suite.
Elle fit un pas mal assuré en arrière, trébucha et serait tombée à la renverse si elle ne s’était pas rattrapée au montant du lit. Elle ferma les paupières, inspira une bouffée d’air profonde, à pleins poumons, et poussa le cri le plus strident de sa vie, un de ces cris qui traversent sans peine des murs épais et brisent des verres en cristal.
M. Crespi, un crayon à la main, l’entendit alors qu’il était en train de vérifier les fiches de la semaine précédente. L’ Imperiale n’était pas un hôtel de passe ordinaire. Un tas de célibataires, qu’il aidait volontiers à trouver une compagne pour la nuit, y séjournaient pour une période plus ou moins longue. Bien entendu, M. Crespi avait lu l’article dans la Gazzetta . Il savait aussi ce qui était arrivé à son collègue de la pension Seguso .
Il bondit donc de son siège et s’élança vers l’escalier avant de faire demi-tour pour prendre le revolver caché dans son tiroir. Cette arme, pour laquelle il n’avait aucune autorisation officielle, n’était pas chargée. M. Crespi ne possédait pas non plus de munitions. Il avait toujours pensé que, dans la plupart des cas, il suffisait de montrer le revolver et d’abaisser le chien. Cependant, un tel cas ne s’était encore jamais présenté. Il allait enfin pouvoir vérifier la justesse de sa théorie.
Lorsque Carla Dolci rouvrit les paupières, elle reconnut M. Crespi dans l’embrasure. Les yeux écarquillés de peur, il tenait un revolver à la main et donnait l’impression d’un trouble extrême. Son entendement n’était plus en mesure d’analyser les événements, mais son intuition lui soufflait qu’elle était maintenant en sécurité. Alors, ses jambes lâchèrent et elle s’effondra sur le sol. La dernière image qu’elle vit avant de tomber dans une bienveillante inconscience fut la robe au corsage brodé de perles dans la vitrine de chez Petrucci.
30
En dépit de son nom ronflant, l’ Imperiale n’était guère plus qu’un hôtel de taille moyenne, à la façade écaillée, fréquenté pour l’essentiel par la clientèle des cafés voisins, bref un hôtel de passe qui se donnait, comme la pension Seguso , un air de respectabilité. Le propriétaire, M. Crespi, portait une redingote impeccable. Le petit hall ressemblait à la réception d’une banale pension de famille. Même le couple qui descendait l’escalier au moment où Bossi et le commissaire pénétrèrent à l’intérieur aurait pu passer à première vue pour des voyageurs ordinaires si la jeune femme n’avait pas mis un peu trop de rouge et si l’homme n’avait pas jeté un regard nerveux sur l’uniforme de Bossi. Ils déposèrent la clé, saluèrent M. Crespi de manière furtive et déguerpirent sans demander leur
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