Requiem sous le Rialto
criminelles. Spaur allait pouvoir respirer.
Lorsqu’il s’approcha du lit, le commissaire distingua un soulagement fugace dans le regard du colonel. Le soulagement que tout fût fini. Il se raidit et annonça :
— Colonel Stumm, je vous arrête pour meurtre.
La phrase sonnait bien, quoiqu’elle ne fût pas tout à fait exacte puisque la garde civile n’avait pas le droit d’arrêter un officier autrichien. Le commissaire n’était pas sans savoir qu’il s’agissait d’une interpellation provisoire. Mais « Je vous arrête à titre provisoire » aurait semblé trop stupide.
31
Le visage de Spaur avait la couleur de tomates mûres, ses yeux se réduisaient à d’étroites fentes furieuses. La sueur perlait sur son front, descendait sur ses tempes et gouttait sur son col de chemise. Au lieu d’être adossé à son fauteuil, à demi affalé, comme à son habitude, il se tenait raide. Sa main droite, d’ordinaire occupée à piocher des confiseries dans l’inévitable boîte de chez Demel, tapotait une marche nerveuse sur le dessus de son bureau. Il avait bu quatre tasses de café à la file et rabroué le sergent Kranzler qui avait mis plus de cinq minutes à lui apporter une nouvelle cafetière.
Tout indiquait, selon Tron, qu’au cours du petit déjeuner il avait eu une conversation extrêmement désagréable avec son épouse. La perspective d’une invitation à la Hofburg, déjà compromise par les méfaits de l’éventreur depuis une semaine, avait pour ainsi dire été réduite en fumée par les événements de la nuit précédente. Le commissaire imaginait bien la baronne en train d’accuser son mari. D’une voix forte, criarde. Peut-être Spaur commençait-il même à se demander s’il avait bien fait d’épouser Mlle Violetta.
Le rapport de la Kommandantur, rédigé dans la nuit même, avait été déposé chez eux – une procédure pour le moins inhabituelle – peu après sept heures du matin. Le sens du message ne pouvait être plus clair : « Nous, soldats de l’empereur, sommes rapides et efficaces ; et le travail nocturne ne nous fait pas peur. » Il était signé par Toggenburg en personne qui n’exigeait pas de manière explicite la mise à pied du commissaire chargé de l’enquête, mais la suggérait à demi-mot.
Spaur reposa le rapport sur son bureau et leva la tête.
— Combien de temps a-t-il fallu à l’officier pour venir de la Kommandantur à l’hôtel Imperiale ?
Tron réfléchit un instant. Il avait pénétré dans la chambre où le colonel Stumm était enfermé sur le coup de neuf heures. Et quand les soldats étaient enfin arrivés, la cloche de San Zaccaria avait sonné dix fois.
— À peu près une heure, dit-il.
Son chef roula les yeux.
— Vous aviez donc largement le temps de nous épargner cette honte.
Il reprit le rapport, lut quelques lignes en silence, puis fusilla du regard son subalterne assis en face de lui.
— Il est écrit ici en toutes lettres qu’à l’arrivée du sous-lieutenant Sikorski et de ses hommes vous-même, l’inspecteur Bossi et vos deux sergents étiez en train de déguster un moelleux aux cerises avec de la chantilly !
Spaur écumait de rage.
— Est-ce exact, commissaire ?
Oui, hélas, c’était on ne peut plus exact. M. Crespi, soucieux de rester en bons termes avec la police, avait insisté de manière courtoise pour que « ces messieurs avalent un petit quelque chose ». Comme Tron, le supérieur hiérarchique, n’avait pas protesté, il était revenu avec un grand plateau, et ils s’étaient mis à s’empiffrer sous les yeux du colonel toujours ligoté. Cette scène constituait pour lui une véritable aubaine. Tron mesurait tout à fait l’effet catastrophique que produisaient les mots moelleux aux cerises et chantilly dans le rapport de la Kommandantur.
— Nous n’avions pas le choix, baron ! se défendit-il malgré tout. Comme nous étions convaincus que l’assassin appartenait à l’armée autrichienne, l’affaire ne relevait plus de nous. Nous n’avions même pas le droit de lui poser des questions. Et comme, en plus, il y avait déjà eu un malentendu entre lui et moi, j’ai jugé préférable de m’en tenir au strict règlement. La seule chose que nous pouvions faire était de le surveiller jusqu’à l’arrivée de la police militaire.
Le commandant l’observa, les yeux plissés.
— Stumm n’a-t-il pas essayé de s’expliquer avec vous ?
Tron secoua la
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