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Requiem sous le Rialto

Requiem sous le Rialto

Titel: Requiem sous le Rialto Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Nicolas Remin
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sous-lieutenants de chasseurs croates partageaient une tête de veau : les yeux, la langue, la gueule, les gencives. Leurs énormes mâchoires balkaniques broyaient et mâchaient avec force craquements. Chaque fois qu’il se risquait à jeter un coup d’œil dans leur direction, il pensait malgré lui au mot d’origine grecque nécrophage , « qui mange des cadavres ».
    Cela étant, le foie à la vénitienne que le serveur lui avait apporté était succulent ou, plus exactement, préparé comme il le souhaitait. Le cuisinier l’avait nettoyé, puis émincé avec soin avant de le cuire dans de l’huile d’olive avec de l’ail, des oignons, du romarin et du thym. Il était servi avec une grosse portion de polenta au beurre et au parmesan. Le fait que le cuisinier eût poussé le raffinement jusqu’à y ajouter une cuillerée de crème fraîche contrastait de manière flagrante avec le niveau général de la trattoria Goldoni .
    Il lui avait fallu la journée pour recouvrer son équilibre mental après l’incident regrettable à San Giovanni in Bragora. Il avait exécuté ses tâches quotidiennes sans goût et n’avait écouté que d’une oreille les développements de son seigneur et maître. Chaque fois qu’il fermait les yeux, il revoyait en pensée l’effroyable scène qui s’était déroulée sur les marches de l’autel la nuit précédente : il entendait grincer la porte de la sacristie, distinguait la silhouette menaçante de l’homme dans l’entrebâillement, lâchait son rasoir, sous l’emprise de l’angoisse, comme Abraham son couteau, et percevait encore au fond de lui le hurlement de la bête qui mettait toujours un temps fou à comprendre quoi que ce soit. Une chance que lui, au moins, eût gardé son sang-froid et se fût enfui aussitôt ! Le père Jérôme l’avait-il reconnu ? Non, il faisait trop noir dans l’église. Du reste, il n’avait pas reçu la visite de la police.
    Ce n’est qu’au cours de l’après-midi qu’il avait trouvé un moyen de rattraper le coup. Plus il ressassait cette idée, plus elle le fascinait. Il était certes un peu déçu que la bête au fond de lui ne partageât pas son enthousiasme. Mais, en somme, se disait-il, il ne s’agissait que d’un être primitif, indifférent à la manière dont le sang coulait, du moment qu’il coulait. Il appela le serveur, régla l’addition, lui laissa un bon pourboire et réussit même à adresser un aimable signe de tête aux deux nécrophages croates à la table voisine, désormais fin soûls.
    Quelques minutes plus tard, il empruntait le passage de la tour de l’Horloge et débouchait sur la place Saint-Marc. À ce moment de la journée – il était presque huit heures –, l’animation atteignait son comble. Des cohortes d’étrangers masqués se promenaient entre les vendeurs de marrons et de poisson frit. Des enfants, tout excités parce qu’on ne les avait pas encore envoyés au lit, nourrissaient les pigeons. Et l’habituel attroupement d’officiers autrichiens s’était formé devant le café Quadri . Y avait-il ce jour-là plus de patrouilles que d’ordinaire ? Non, il n’avait pas l’impression.
    Naturellement, il s’était contenté de tremper les lèvres dans son falerne, de sorte qu’il avait la tête parfaitement claire. En revanche, il jugeait opportun de donner à ses mouvements un certain flottement d’origine éthylique. C’est pourquoi il traversa la place en titubant. Arrivé au pied du campanile, il s’arrêta, prit appui de la main gauche sur la lourde porte en chêne et inclina la tête dans l’attitude typique d’un homme qui a bu plus que de raison. Il sortit alors le rossignol de sa poche et l’introduisit dans la serrure. Après l’avoir tourné plusieurs fois vers la droite et vers la gauche, il trouva sans mal la bonne position. Tout se déroulait comme prévu. La serrure était aussi simple à ouvrir qu’une boîte de pralines. Il laissa retomber l’ardillon et se retourna sans hâte.
    Personne ne l’avait observé. Il estima qu’il serait de retour environ deux heures plus tard, sauf que cette fois, il serait accompagné. À cette heure-là, personne ne s’intéresserait à un couple jouissant du privilège enviable de pouvoir accéder au campanile en dehors des horaires d’ouverture. Au pire, quelques étrangers naïfs lui demanderaient s’ils pouvaient se joindre à eux. Le cas échéant, il refuserait de manière courtoise, mais ferme. Vu ses

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