Requiem sous le Rialto
projets, il n’avait franchement pas besoin de témoins.
Une fois le rossignol dans sa poche, il s’avança d’un pas lent vers le centre de la place et s’arrêta de nouveau pour réfléchir entre un groupe d’officiers autrichiens et un vendeur de marrons. Après le numéro dans la gondole, il ne pouvait plus se permettre d’aller au Zanetto , qu’il appréciait pourtant beaucoup. La même chose valait pour le Mulino et le Stella . Ce n’était pas que les demoiselles se montreraient plus méfiantes là qu’ailleurs, mais c’était que lui s’y sentirait mal à l’aise.
Pour finir, il résolut de tenter sa chance au Castello . L’établissement se trouvait sur la riva degli Schiavoni, à deux pas du Danieli , et passait pour excessivement coûteux. Malgré tout, pourquoi pas ? Sa tenue était irréprochable et le prix d’entrée, censé garantir une certaine sélection, ne représentait pour lui aucun problème. En outre, l’idée que le Castello fût proche du commissariat central l’amusait.
Dès qu’il s’engagea sur la rive, un vent frais lui fouetta le visage. Le ciel nocturne au-dessus de la ville, d’un gris foncé, était déchiré. Un croissant de lune blafard et quelques étoiles brillaient entre les nuages rapides. La vue en haut du campanile devait être splendide ce soir-là ! La bête sauvage s’en moquait, bien entendu. Mais lui, en revanche, serait heureux qu’un rayon de lune vînt donner à son entreprise un caractère romantique. Il était fou, après tout.
Juste avant d’entrer au Castello , il mit son nouveau masque. C’était un masque bleu ciel sur lequel étaient dessinés une moustache rouge et des sourcils en lamelles dorées, un masque particulièrement visible, qui n’autorisait qu’une seule conclusion : pour porter un déguisement pareil, il fallait travailler du chapeau.
À peine l’eut-elle aperçu qu’elle le soupçonna de bêtise. Il se tenait, un verre de vin à la main, au pied du petit podium sur lequel un orchestre de chambre jouait une valse, et il portait un masque bleu orné d’une moustache rouge. Un crétin, sans doute quelqu’un qui venait de débarquer à Venise et ne savait pas comment on s’habillait. Même pendant le carnaval, le décorum exigeait en effet d’un gentilhomme qu’il respecte certaines règles, surtout au Castello où la clientèle appartenait pour l’essentiel à la haute société. Ici, on portait un habit de cérémonie ou une queue-de-pie de standing, avec un sobre loup noir. Toute autre tenue donnait à un homme l’air stupide. Veronica Franco se demandait même comment cet idiot avait réussi à entrer avec un masque pareil. Au Castello , le portier contrôlait les clients avant de les laisser passer. D’un autre côté, les loups noirs n’avaient pas bonne presse en ce moment.
Elle ne connaissait ni la collègue assassinée dans la gondole ni celle de la pension Seguso . En général, les femmes qui travaillaient au Zanetto ou au Mulino ne fréquentaient pas le Castello . À l’inverse, elle-même ne se serait jamais rendue de son plein gré dans de tels établissements. Néanmoins, le bouche-à-oreille et la Gazzetta di Venezia avaient fait en sorte que la nouvelle des deux crimes se répande comme une traînée de poudre. Mon Dieu, qu’est-ce qui pouvait traverser la tête de ce fou quand il éventrait ses victimes ? Et pourquoi la police, à en croire la rumeur, tâtonnait-elle toujours ? Parce qu’il n’y avait pas de meilleur camouflage qu’un loup noir, vu que la moitié de Venise en portait un ? Et parce que l’assassin était complètement imprévisible ? Parce qu’il était fou ? Si fou qu’après avoir étranglé ses victimes il les éventrait ? Veronica Franco frissonna. Non, il valait encore mieux un crétin au masque bleu ciel.
Une bonne heure plus tard, elle se trouvait dans un endroit où elle n’aurait jamais cru avoir accès, même dans ses rêves les plus fous, et elle était ravie. Du moins depuis qu’elle avait repris son souffle. À la deux centième marche, elle avait cessé de compter, hors d’haleine, et s’était demandé pourquoi elle avait accepté une telle folie. En réalité, la question était superflue. Elle tenait la réponse dans sa poche, à savoir deux lires en or. C’était, quand ses affaires allaient bien, ce qu’elle gagnait en une semaine.
L’homme au masque bleu ciel l’avait abordée au moment où elle s’avançait vers
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